Mahjoubi et Schiappa croient lutter contre la haine en méprisant le droit européen

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Ce matin, Mounir Mahjoubi a présenté au public son « plan d’action contre les contenus haineux en ligne », qu’il compte mener aux côtés de Marlène Schiappa et de la députée En Marche Laetitia Avia. Au-delà de l’écran de fumée de ce plan d’action, qui peine à cacher un manque total de stratégie et de vision pour l’Internet, le gouvernement méprise totalement la liberté d’expression en suggérant de généraliser la censure automatisée, et renforce le fichage généralisé des utilisateurs d’Internet au mépris du droit européen. Au passage, Mahjoubi en profite pour se faire écho de l’amour véritable qui unirait son président à Mark Zuckerberg…

Au-delà du vœu pieux de faire participer les associations à l’édiction des règles de modérations de Facebook, Google et Twitter (chose sympathique mais bien inutile dans la mesure où rien n’est prévu pour rendre ces géants responsables des censures abusives qu’ils s’autorisent), le plan d’action « contre la haine » ne prévoit rien de neuf et réchauffe ce que la loi prévoit depuis 15 ans.

Favoriser les signalements de contenus haineux ?

Le plan propose d’imposer aux plateformes numériques de mettre à disposition du public un bouton facilement accessible pour signaler les contenus illicites. Mahjoubi ne le cache pas : c’est une chose prévue depuis 15 ans dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Mais il prétend que cette obligation n’est pas respectée par certains acteurs, et qu’il faut donc agir pour les forcer.

On se demande pourquoi le gouvernement a tant attendu pour agir : le non-respect de cette obligation est puni de un an d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende depuis 2004… Son inaction s’explique vraisemblablement du fait qu’il sait que tout ceci est bien vain : les acteurs privés n’ont ni les moyens ni la légitimité de traiter l’ensemble des signalements de contenus illicites. Recevoir les signalements est le rôle de la police et plus précisément de PHAROS. Juger si un contenu est illicite est le rôle de l’autorité judiciaire. Or, ces deux acteurs sont presque entièrement absents du plan d’action annoncé aujourd’hui, pourtant en grand besoin de moyens.

Favoriser la justice privée ?

Depuis 2004, toujours, la LCEN prévoit qu’un hébergeur peut être tenu pour responsable des contenus illicites qu’il diffuse si, ayant pris connaissance de ceux-ci (à la suite d’un signalement, typiquement), il n’a pas « agit promptement pour retirer ces informations ». Le plan de Mahjoubi déplore que, sur les grosses plateformes, ce retrait n’intervienne pas assez rapidement. Il fait alors appel à l’exemple tant décrié de la loi allemande qui impose aux géants un retrait en 24h des contenus « manifestement illégaux ».

Encore une fois, la proposition est bien creuse. Depuis 2004, laissé à l’appréciation des juges, le caractère « prompt » du retrait est déjà appliqué avec une grande fermeté lorsque les circonstances l’exigent. Les juges n’hésitent pas à condamner un hébergeur qui, dans les cas les plus graves, n’aurait pas retiré un contenu illicite dans les 24 heures suivant son signalement1Une affaire importante dans l’histoire de la LCEN est celle concernant la société AMEN qui, en 2009, a été condamnée par la cour d’appel de Toulouse pour ne pas avoir retiré dans la journée suivant leur signalement des écoutes téléphoniques diffusées par un des sites qu’elle hébergeait et concernant l’enquête judiciaire de l’affaire AZF. En 2011, la Cour de cassation a cassé cette décision car le signalement de ces écoutes ne respectait pas le formalisme stricte prévu par la LCEN. Toutefois, ce faisant, il est important de noter que la Cour de cassation se gardait entièrement de considérer qu’un délai « prompt » de 24 heures ne correspondrait pas à ce qu’exige la loi.. Mettre dans la loi ce qui se fait déjà dans la pratique est une façon bien simple et peu coûteuse de faire croire qu’on agit quand, en vrai, on a aucune idée de quoi faire. Au contraire, s’il s’intéressait vraiment au développement du numérique français, le gouvernement ferait mieux de protéger les petits plateformes d’exigences aussi radicales et contre-productives de la part des juges, dissuadant l’apparition de nombreux acteurs vertueux qui, un jour, devront remplacer les géants.

Favoriser la censure judiciaire ?

Le plan de Mahjoubi déplore que la censure judiciaire du site democratieparticipative.biz soit restée sans effet : le site s’est naturellement dupliqué sur d’autres adresses. Au passage, il a bénéficié d’une large campagne de visibilité offerte bénévolement par le gouvernement. La situation est ridicule : nous nous croyons revenus 10 ans plus tôt quand nous expliquions à des députés découvrant l’Internet que la censure totale d’un site n’était techniquement pas viable et qu’il était vain de la chercher.

Même si Mahjoubi et Schiappa nous épargnent certains égarements comiques de l’époque (« pare-feu Open-Office », nous ne t’oublierons jamais <3), leur entêtement à chercher des solutions technologiques magiques pour censurer le Net reste aussi absurde, hors-sol et trompeur que par le passé. Les solutions que vous cherchez ne peuvent être qu'humaines et structurelles, vous ne gagnerez jamais le jeu du chat et de la souris sur Internet. Ne perdons pas plus de temps avec vos errements.

Lever l’anonymat contre le droit européen

Mahjoubi tombe enfin le masque du gouvernement qui, depuis quelques semaines, sème la confusion quant à la levée de l’anonymat en ligne. Son objectif est maintenant clair : le gouvernement veut entièrement s’opposer à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui interdit aux États membres d’instaurer un fichage de l’ensemble des utilisateurs d’Internet.

La Quadrature du Net s’en réjouit régulièrement : la Cour de justice de l’Union européenne a construit depuis 2014 une jurisprudence ferme interdisant aux États d’obliger les acteurs d’Internet à conserver des données techniques permettant d’identifier l’ensemble de leurs utilisateurs. La Cour de justice n’autorise que des mesures de levée de l’anonymat qui sont ciblées, limitées quant aux personnes surveillées et à la durée de cette surveillance. Le gouvernement français a systématiquement refusé d’abroger les dispositions du droit français qui, en violation du droit européen, imposent aux opérateurs de télécommunications et hébergeurs de conserver pendant 1 an les données de connexion de l’ensemble de leurs utilisateurs.

Le gouvernement s’est tant entêté à violer le droit de l’Union que nous avons du contester le droit français devant le Conseil d’État qui, l’été dernier, après trois ans de procédure, a enfin accepté de soumettre la validité des dispositions françaises à l’examen de la Cour de justice (lire le résumé de nos actions, qui retrace l’état des droits français et européen).

Sans même attendre la décision de cette Cour de justice (qui, à rester cohérente avec ses décisions passées, condamnerait entièrement le modèle français), Mahjoubi et Schiappa annoncent vouloir s’enfoncer encore davantage dans le mépris des libertés fondamentales garanties par l’Union européenne. Ils veulent prévoir des sanctions et des délais plus strictes contre les opérateurs et hébergeurs qui refuseraient de communiquer aux autorités les données d’identification qu’ils conservent. Pour rappel, quand la police avait demandé à La Quadrature du Net de lui communiquer les données identifiant un des utilisateurs de son service Mastodon, nous avions refusé : conformément à la jurisprudence de l’Union européenne, nous ne disposions plus de ces données, car nous ne conservons les données de connexion que pour une durée de 14 jours.

Poursuite de l’alliance France-Facebook

Le document publié aujourd’hui encense Facebook sans retenue. Le « fonds pour le civisme en ligne », par lequel Facebook financera et rendra dépendantes des associations anti-racistes (comme elle sait si bien le faire), est qualifié sans nuance d’« initiative prometteuse [qui] mérite d’être pérennisée ».

Pour lutter contre la haine en ligne, la voie de l’« intelligence artificielle » est explicitement pointée (peu importe ce que ça veut dire), et donne un exemple héroïque à suivre : « Facebook revendique ainsi d’éliminer la quasi-totalité des contenus terroristes avant qu’ils aient pu être diffusés ». Bravo Facebook ! Mahjoubi aurait toutefois pu attendre la fin de la mission gouvernementale examinant la modération de Facebook avant de diffuser sans aucun recul ni aucune rigueur la propagande de l’entreprise.

Enfin, le plan d’action salue que « Facebook a d’ailleurs décidé de lancer en 2018 un mécanisme d’appel » contre ses censures abusives. Facebook est encore conforté dans son rôle d’État privé qui peut créer ses propres normes et juridictions, sans aucun contre-pouvoir, à côté et à la place des États censés démocratiques.

Derrière toutes ces flatteries, le gouvernement semble avoir oublié le rapport de Laetitia Avia (qu’il prétend pourtant reprendre), qui dénonçait comme l’une des causes majeures de la haine en ligne le modèle de Facebook et de ses amis : l’économie de l’attention.

À aucun moment la taille d’un acteur comme Facebook n’est remise en question. Pourtant, l’échelle à laquelle doit s’effectuer sa modération n’est pas qu’un défi technique à brillamment relever mais une ambition légitimement discutable et critiquable.

Une loi anti-haine calquée sur l’anti-terrorisme ?

Derrière les effets d’annonce bien creux de ce « plan d’action », cet appel du pied vers Facebook a de quoi nous inquiéter gravement. Elle nous rappelle à l’identique la situation qui a conduit la Commission européenne à proposer son règlement terroriste.

En 2015, suite à une série d’attaques terroristes meurtrières, Facebook, Google, Twitter et Microsoft s’engagent à travailler avec la Commission européenne au sein du Forum de l’Internet européen pour lutter contre la propagande terroriste. Grace à leurs « intelligences artificielles » magiques et leurs milliers de modérateurs aux quatre coins du monde, les entreprises construisent en 2 ans une liste de blocage contenant la signature de 80 000 images et vidéos qu’elles ont elles-mêmes reconnues comme illicites, sans juge. La Commission européenne est claire : il faut désormais que l’ensemble des plateformes du Web, pas que les géantes, utilisent ces outils de modération. C’est un des objectifs de son règlement terroriste (pour les détails de cette analyse, lire notre analyse complète du règlement).

De son côté, en novembre 2018, Mark Zuckerberg aussi est très clair : les petits acteurs du Web ne peuvent pas faire face à la propagande terroriste, aux « fake news » ou à la haine en ligne seuls. Ils ont besoin de l’aide de Facebook, et il se réjouit que le gouvernement français collabore avec lui pour penser la loi.

En même temps, au Forum de la Gouvernance d’Internet, Macron faisait le même constat : les géants du Net ont fait du bon boulot pour préparer le Net au nettoyage de la propagande terroriste – la prochaine étape sera de continuer le travail pour les contenus haineux.

Pour mettre un coup d’arrêt à cette d’alliance gouvernement-GAFAM, il nous reste un mois pour contacter les députés européens et leur demander de rejeter la première étape de ce projet, le règlement terroriste. Appelons-les.

References

References
1 Une affaire importante dans l’histoire de la LCEN est celle concernant la société AMEN qui, en 2009, a été condamnée par la cour d’appel de Toulouse pour ne pas avoir retiré dans la journée suivant leur signalement des écoutes téléphoniques diffusées par un des sites qu’elle hébergeait et concernant l’enquête judiciaire de l’affaire AZF. En 2011, la Cour de cassation a cassé cette décision car le signalement de ces écoutes ne respectait pas le formalisme stricte prévu par la LCEN. Toutefois, ce faisant, il est important de noter que la Cour de cassation se gardait entièrement de considérer qu’un délai « prompt » de 24 heures ne correspondrait pas à ce qu’exige la loi.