Depuis fin 2023, le collectif marseillais Le Nuage était sous nos pieds enquête, analyse et lutte contre les impacts sociaux, écologiques et politiques des infrastructures du numérique à Marseille, en particulier des câbles sous-marins et des data centers. Ce collectif est composé d’habitant·es de Marseille, affilié·es à au moins trois entités : le collectif des Gammares, collectif marseillais d’éducation populaire sur les enjeux de l’eau, Technopolice Marseille, qui analyse et lutte contre les technologies de surveillance policière et La Quadrature du Net, association de défense des libertés fondamentales dans l’environnement numérique. Dans cet article, nous restituons une partie de l’enquête menée par le collectif sur les infrastructures numériques à Marseille, leur impact socio-environnemental et le monde délétère qu’elles représentent, enquête que nous élargissons au delà du territoire marseillais, inspiré·es notamment par les échanges lors du festival « Le nuage était sous nos pieds » qui a eu lieu les 8, 9 et 10 novembre dernier à Marseille.
Arrivent à Marseille aujourd’hui environ seize câbles sous-marins intercontinentaux qui atterrissent, transitent et relient l’Europe et la Méditerranée à l’Asie, au Moyen Orient, à l’Afrique, aux États-Unis. Ce sont ces câbles intercontinentaux qui permettent à l’information numérique de circuler, en particulier sur le réseau Internet, et aux services numériques déployés dans ce qu’on appelle « le cloud », d’apparaître sur nos écrans : mails, réseaux sociaux, vidéos et films en streaming. Au point de croisement de ces « autoroutes de l’information » : les data centers. Ces méga-ordinateurs bétonnés en surchauffe renferment des milliers de serveurs qui rendent possible le technocapitalisme et ses données numériques invisibles : la collecte massive de données personnelles, servant à l’analyse de nos comportements constamment traqués et traités à des fins marketing, la publicité numérique qui pollue nos cerveaux, la vidéo-surveillance policière et plus largement la gouvernance et la surveillance algorithmiques dopées à l’intelligence artificielle qui discriminent et sapent nos libertés fondamentales. Derrière ces infrastructures, ce sont également l’accaparement des terres et des ressources en eau, mais aussi la pollution de l’air, la bétonisation de nos villes réchauffées, et les réalités tachées du sang de l’extractivisme numérique colonial que les puces des serveurs qui peuplent ces data centers renferment. Et ce sont encore une fois des industries peu scrupuleuses qui, aidées par des politiques honteuses, s’accaparent nos territoires et nos vies.
Data centers et câbles sous-marins transcontinentaux
Carte des câbles sous-marins transcontinentaux arrivant aujourd’hui à Marseille. Source : Telegeography, Submarine Cable Map.
La présence de ces 16 câbles sous-marins intercontinentaux attire à Marseille les gestionnaires de data centers, ces entrepôts géants où s’empilent des serveurs par milliers, appartenant en grande majorité à Google, Amazon, Microsoft, Meta, Netflix, Disney+, Capgemini, Thalès, etc. Des serveurs qui stockent et font transiter des données, des serveurs qui rendent possibles les services numériques et les échanges de données décrits plus haut. Depuis une dizaine d’années, et de façon accélérée depuis 2020, une douzaine de data centers ont été construits un peu partout dans Marseille intra muros, et plusieurs nouveaux sont en chantier ou annoncés dans la ville et aux alentours. On y trouve ainsi cinq data centers de Digital Realty, un géant américain d’investissement immobilier coté en bourse, spécialisé en gestion de data centers dits neutres ou de colocation. Cette entreprise construit, aménage et gère le fonctionnement du bâtiment, et loue ensuite les emplacements de serveurs à d’autres sociétés, telles Microsoft, Amazon, Google, Netflix ou d’autres. Ces data centers de colocation sont bien implantés en France, mais dans d’autres pays et territoires, Amazon, Microsoft, Google et autres géants du numérique construisent leurs propres bâtiments de data centers et toute l’infrastructure nécessaire à leur fonctionnement : postes électriques de transformation du courant, réseaux fibrés terrestres, câbles sous-marins transcontinentaux, etc.
À Marseille, le géant Digital Realty, un des trois leaders mondiaux de data centers de colocation, possède quatre data centers MRS1, MRS2, MRS3, MRS4 et est en train d’en construire un cinquième, MRS5, tous sauf MRS1 situés dans l’enceinte du Grand Port Maritime de Marseille (GPMM). Les autres data centers marseillais sont souvent situés dans le nord de la ville. Dans le quartier de Saint-Henri notamment, où un data center de colocation de Free Pro est actuellement en cours d’agrandissement pour doubler de taille, se partageant l’espace avec un data center de Telehouse. Dans le quartier de Saint-André, un projet de data center surdimensionné de Segro viens d’être annoncé. Tandis qu’à la Belle-de-Mai un data center de Phocea DC est en construction. Il y a même un projet de data center flottant dans le Grand Port, par l’entreprise Nautilus ! Hors des limites municipales, à Bouc-Bel-Air, Digital Realty a également un projet de construction d’un sixième data center, bien plus grand que les précédents, baptisé MRS6.
Vue sur les data centers MRS2, MRS3 et MRS4 de Digital Realty dans le Grand Port Maritime de Marseille, depuis le cap Janet, quartier de la Calade. Photo prise pendant la balade du festival Le nuage était sous nos pieds, 9 novembre 2024.
Marseille n’est pas la seule ville concernée. La France, avec ses plus de 300 data centers, se situe aujourd’hui au 6ème rang mondial des pays en accueillant le plus, après les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Chine et le Canada. En Île-de-France, premier territoire d’implantation française avec 95 data centers, juste devant Lyon (18), puis Marseille (12), Digital Realty y possède 2 hubs d’un total de 17 data centers (et plusieurs autres en construction), concentrés pour la plupart en Seine-Saint-Denis. Equinix, autre géant du top 3 mondial des data centers de colocation en possède 10, tandis que Data4, Scaleway ou Free Pro, OVH, Telehouse, Verizon, Zayo et autres acteurs se partagent les 72 restants.
Carte des data centers en Île-de-France répertoriés sur OpenStreetMap, utilisant la requête Overpass https://overpass-turbo.eu/s/1Ulj.
Les seize câbles sous-marins intercontinentaux qui arrivent aujourd’hui à Marseille sont répertoriés par Telegeography, une entité qui maintient Submarine Cable Map, une des cartes mondiales de référence de ce type de câbles. Ils sont construits et déployés au sein de consortiums internationaux regroupant plusieurs entreprises et multinationales du numérique. On y retrouve en premier lieu les géants du numérique — Google, Facebook/Meta, Microsoft et Amazon — qui sont désormais les premiers financeurs et les acteurs principaux des projets de déploiement de ces câbles sous-marins intercontinentaux. On y retrouve également des entreprises de télécommunications telle que Orange, mais aussi des opérateurs internationaux, qui seront souvent en charge de l’atterrissement des câbles sur les plages, ainsi que des stations ou centres d’atterrissement de ces câbles, permettant la transition entre les infrastructures sous-marines et le réseau câblé terrestre. On y retrouve également des entreprises qui fabriquent et déploient ces câbles en mer, comme Alcatel Submarine Networks qui vient d’être racheté par l’État français, et qui est un des trois leaders mondiaux dans ce domaine avec TE SubCom (Suisse) et NEC Corporation (Japon).
Carte des câbles sous-marins transcontinentaux depuis Marseille. Source : Telegeography Submarine Cable Map 2024.
Mainmise des géants du numérique
Ces câbles sous-marins et leurs centres d’atterrissements sont aujourd’hui des infrastructures stratégiques, avec des enjeux géopolitiques mondiaux importants, mais où la domination des géants numériques est, là aussi, en passe de devenir la norme. Ainsi à Marseille, la plupart des nouveaux câbles sous-marins construits ou en cours de construction ces dernières années ont pour principal acteur Facebook (2Africa), Google (Blue), et Microsoft (SeaMeWe-6). Parmi les opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet du monde entier que la présence de câbles sous-marins intercontinentaux attire également à Marseille, on retrouve la multinationale française Orange, qui possède dans la ville au moins un data center pour ses propres besoins et plusieurs centres d’atterrissements de câbles sous-marins. On retrouve aussi Verizon, opérateur américain de télécommunications avec un data center couplé à un centre d’atterrissement de câbles sous-marins, Omantel, la compagnie nationale de télécommunications d’Oman qui en possède également un — pour ne citer que les opérateurs identifiés par le travail d’enquête et de cartographie des infrastructures numériques à Marseille réalisé par le collectif Le Nuage était sous nos pieds. Vous pouvez retrouver ce travail de cartographie mené sur le terrain, sur la carte libre et collaborative OpenStreetMap, et de façon condensée sur cette carte élaborée lors de cette enquête.
Carte des infrastructures numériques à Marseille. Travail de cartographie basé sur OpenStreetMap et des observations de terrain mené par le collectif Le nuage était sous nos pieds.
On retrouve également à Marseille la présence de plusieurs Internet Exchange Points (IXP), ou points d’échange d’Internet, des infrastructures physiques où opérateurs télécom, fournisseurs d’accès à internet (FAI) mais aussi entreprises offrant leurs services numériques, se branchent et s’échangent du trafic sans coûts à travers des accords mutuels. Ainsi un mail envoyé via l’opérateur Free, donc via des infrastructures terrestres mises en place par Free, peut accéder et arriver dans un réseau terrestre géré par l’opérateur Orange. L’avantage des IXP réside dans le fait que ce sont des infrastructures gérées de façon non commerciale et neutre, souvent par des structures associatives (comme FranceIX en France parmi d’autres) et qui permettent ainsi l’interconnexion des réseaux sans surcoûts, en optimisant donc les coûts d’échange, mais aussi la latence et la bande passante. Cette interconnexion au sein des IXP s’appelle aussi le « peering », et constitue, selon l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse en France), « une relation technico-économique au fondement de l’Internet ». Ces IXP sont souvent localisés physiquement dans les data centers.
Il y a au moins 6 points de présence IXP aujourd’hui à Marseille comme on peut le voir sur cette base de données européenne accessible librement. Les IXP marseillais semblent tous localisés dans les data centers de Digital Realty, et on peut voir pour chacun d’eux (onglet Points of Presence) la liste des acteurs numériques qui y sont branchés : TikTok, Google Cloud, Amazon Web Services, Disney+, Netflix, Zoom, la liste des géants habituels est longue. La proximité de ces IXP avec les câbles sous-marins transcontinentaux à Marseille permet une latence et une bande passante optimales, tandis que leur présence au sein même des data centers, au plus près des services numériques qui y exploitent l’espace, est également un argument commercial supplémentaire pour ces derniers. Au niveau national, Paris, avec sa douzaine d’IXP, est avec Marseille le territoire où se trouvent la plupart des IXP, devant Lyon et d’autres grandes métropoles. On trouve les emplacements et les spécificités des IXP dans le monde sur une carte maintenue par Telegeography.
Photo d’une chambre d’atterrissement du câble sous-marin intercontinental AAE-1 à la plage de la Vieille Chapelle à Marseille, gérée par Omantel et Sipartech.
L’ensemble des câbles sous-marins intercontinentaux, les points d’échanges Internet et les data centers hébergeant les nombreux services numériques des entreprises dominantes mondiales du secteur font de Marseille le deuxième hub numérique français après Paris, et le 7ème au rang mondial, en passe dit-on de devenir le 5ème.
Data centers : une implantation territoriale opportuniste et des politiques d’État accueillantes
Vue sur le Grand Port Maritime de Marseille, avec le toit du data center MRS3 au fond. Source : photo prise pendant la balade du festival Le Nuage était sous nos pied, le 9 novembre 2024.
Partout dans le monde, l’implantation des data centers se fait de façon opportuniste, tirant avantage des spécificités de chaque territoire. Ainsi, à Marseille c’est la présence des câbles sous-marins de liaison Internet transcontinentales, ainsi que celle des grands acteurs des télécoms et des points d’échange Internet. Mais c’est également une opportunité foncière peu chère au sein du territoire du Grand Port Maritime de Marseille, cet établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) placé directement sous la tutelle de l’État, géré comme une entreprise, et qui trouve dans ces projets d’entrepôts de données numériques une opportunité de mutation lucrative pour son patrimoine immobilier, autrefois occupé par des activités portuaires en déclin. Comme aime à le souligner Christophe Castaner, président du conseil de surveillance du GPMM qui veille sur les intérêts de l’État à Marseille, le « French smartport de Marseille-Fos […] ouvre la voie au concept de hub maritime des données », et est un port entrepreneur qui « craint avant tout sa désindustrialisation ».
En Île-de-France, l’implantation des data center se fait essentiellement dans le département de Seine-Saint Denis, en particulier à La Courneuve, Aubervilliers et Saint-Denis, membres de l’établissement public territorial de Plaine Commune, en charge de leur aménagement et développement économique, social et culturel. Autrefois territoire agricole alimentant les Halles de Paris, ces zones sont devenues progressivement industrielles dans les années 60 – 70, se désindustrialisant brutalement à partir des années 90. Les anciennes friches industrielles, à bas prix malgré leur proximité immédiate avec Paris, deviennent alors une opportunité foncière peu chère pour de nouvelles industries telle les data centers et les opérateurs télécoms qui s’y installent en masse depuis les années 2010. On retrouve donc là encore des dynamiques foncières et économiques, poussées par des politiques d’État, similaires à celles de Marseille.
Mais de façon générale, comme aime le dire l’association France Datacenters, la plus grande association de lobbying en la matière, la France est « la destination idéale », une véritable « data centers nation ». En effet, détaille l’association dans cette vidéo promotionnelle, la France possède des secteurs économiques solides et diversifiés, tels ceux du numérique et des télécommunications, de la finance, de l’automobile ou de l’aéronautique, secteurs moteurs des data centers. Le gouvernement français a, poursuit-elle, lancé de nombreuses initiatives et des financements dédiés à la numérisation des industries (10 milliards dédiés au secteur numérique au cours des dernières années), permettant au secteur des data centers une croissance multipliée par deux entre 2016 et 2021, avec un milliard d’euros d’investissement annuel. Mais aussi et surtout, un foncier peu cher et facilement accessible, une énergie électrique à bas coût (la deuxième la moins chère en Europe, avec une moyenne de 84 euros le mégawattheure en 2020) et à faibles émissions carbone (car majoritairement nucléaire). L’infrastructure réseau de la France, avec son réseau fibré, sa 5G et ses câbles intercontinentaux, est également présentée comme un atout majeur à bas coût d’accès. L’infrastructure électrique française est présentée comme très développée et solide, ayant un coût de maintenance infrastructurelle gratuit pour les data centers, car maintenue par les entreprises publiques RTE et Enedis, qui ont promis un investissement de plus de 100 milliards d’euros d’ici 2035 sur cette infrastructure. Cette vidéo souligne de plus que les industries disposent en France de nombreux avantages fiscaux, et même de financements régionaux pour leur implantation.
Photo du bâtiment du siège social de Free Pro à Marseille dans le quartier nouvellement construit, dit de Smartseille. Photo prise pendant la balade du festival Le nuage était sous nos pieds le 9 novembre 2024.
Le lobby des data centers de France peut en effet compter sur des politiques favorables. En 2018 l’Assemblée nationale a voté, sur proposition du député Bothorel, une aide fiscale pour les data centers, consistant à appliquer un tarif réduit à la taxe intérieure de consommation finale d’électricité (TICFE), d’ordinaire de 22,5 euros par mégawattheure (MWh), qui sera alors divisée par 2 pour les data centers, soit 12 euros par mégawattheure, au-delà du premier GWh consommé. En 2019, l’ancien ministre de l’économie Bruno Le Maire, lors de l’inauguration à Pantin d’un data center d’Equinix hébergeant, parmi des géants américains, Docaposte (groupe La Poste) et les serveurs de la SNCF, déclarait :
Notre ambition c’est que la France soit la première terre d’accueil de data centers en Europe. […] L’installation sur le territoire national de data centers est une nécessité pour accélérer l’accès des entreprises aux outils de la transformation numérique et un enjeu de souveraineté pour maintenir sur le territoire national les données sensibles des entreprises.
Deux ans plus tard, en 2021, le ministre, accompagné de Cédric O, alors secrétaire d’État chargé du numérique, lançait, dans le cadre du Plan « France Relance », la stratégie nationale d’accélération pour le Cloud :
Doté de 1,8 milliard d’euros, dont 667 millions d’euros de financement public, 680 millions d’euros de cofinancements privés et 444 millions d’euros de financements européens, […] vise à renforcer le soutien à l’offre de la filière industrielle de cloud française et mise sur l’innovation et les atouts de l’écosystème français du Cloud, […] accélérant le [en gras dans le texte] passage à l’échelle des acteurs français sur les technologies critiques très demandées, telles le big data ou le travail collaboratif […]
Ce plan a surtout servi les GAFAM et leur implantation plus profonde dans nos territoires. Ainsi, peu après, les français OVH et Dassault Systems concluent un partenariat avec les clouds de Google et Microsoft, que le gouvernement approuve sous couvert de leur localisation dans des data centers en France, pour accueillir des données sensibles. C’est ce qui permettra au Health Data Hub, ce projet de privatisation des données de santé des français, que nous dénoncions en 2021, de continuer à être hébergé par Microsoft en France jusqu’au moins en 2025, malgré de nombreuses contestations de la société civile et d’associations. Orange, quant à lui, a conclu dès 2020 un accord avec le cloud AWS d’Amazon pour « accélérer la transformation numérique des entreprises vers le cloud AWS ». Google, suite à l’annonce du plan stratégique cloud en 2021, déclare alors commencer son plan d’implantation en France, qui est désormais terminé avec succès. Plus récemment, sur le site de l’Élysée, on peut lire l’annonce du dernier plan d’investissement de Microsoft (4 milliards d’euros en France) pour étendre son infrastructure cloud dédiée à l’IA, « le plus important à ce jour dans le pays, pour soutenir la croissance française dans la nouvelle économie de l’intelligence artificielle » salué par Emmanuel Macron qui s’est déplacé pour l’occasion jusqu’au siège français de l’entreprise. On peut y lire :
Microsoft a ainsi dévoilé l’extension de son infrastructure cloud et IA en France avec l’expansion de ses sites à Paris et Marseille qui doteront le pays d’une capacité allant jusqu’à 25 000 GPU de dernière génération d’ici fin 2025, et l’ouverture de nouveaux sites pour héberger des centres de données de nouvelle génération dans les agglomérations de Mulhouse et de Dunkerque.
À Mulhouse, le data center dédié IA de Microsoft a déjà commencé à être construit à Petit-Landau, village de 800 habitants, qui possède ironiquement, la distinction de Commune Nature, pour ses « actions orientées vers la préservation de la biodiversité et l’amélioration de la qualité des eaux du bassin Rhin-Meuse ».
Les data centers : ces mega-ordinateurs bétonnés en surchauffe aux multiples dangers environnementaux
Vue sur le data center MRS4 de Digital Realty dans le Grand Port Maritime de Marseille. Photo prise pendant la balade lors du festival Le Nuage était sous nos pieds, le 9 novembre 2024.
Un data center, infrastructure pilier de ce qu’on a appelé le « cloud », n’a rien de nuageux, de léger ou de vaporeux. Au contraire, ces grands entrepôts sont des bâtiments bétonnés de plusieurs étages, aux planchers et parois fortifiés, lourds et massifs, pour pouvoir supporter sans risques d’effondrement le poids conséquent des milliers de serveurs qu’ils abritent. Ces serveurs, qui tournent en permanence, utilisent de grandes quantités d’électricité. Ils sont dotés chacun de nombreuses puces et composants électroniques tels des processeurs et cartes graphiques, qui génèrent de la chaleur en quantité. Ces serveurs ont besoin, pour garder un fonctionnement optimal et éviter les pannes, de bénéficier d’une température d’air ambiant ne dépassant pas les 28 degrés Celsius. Bien souvent, par précaution, les data centers ne souhaitent pas dépasser les 23 – 25 degrés. C’est pourquoi ils sont toujours équipés de systèmes de climatisation et de refroidissement de la température ambiante. Il s’agit de systèmes classiques basés sur l’air climatisé par fluides frigorigènes, ou de circuits de refroidissement utilisant la fraîcheur de l’eau. Parfois les deux types de systèmes, par air conditionné et eau, cohabitent dans un data center.
Les data centers consomment de grandes quantités d’électricité et d’eau. Pour satisfaire ces besoins, ils sont raccordés en France au réseau d’électricité national, et bien souvent aux circuit d’eaux potable de la ville ou des territoires sur lesquels ils se trouvent. C’est le cas par exemple de PAR08, le data center de Digital Realty à la Courneuve, dont le directeur France Fabrice Coquio, surfant lui aussi sur la vague du marketing olympique, aime dire qu’il a été très important à l’occasion des Jeux Olympiques de Paris 2024. Construit au sein d’un complexe de quatre data centers surnommé le « vaisseau spatial », avec une surface totale de 40 000 m² de salles machines (correspondant à 7 terrains de football) et 120 Megawatt de puissance électrique, ce data center est aujourd’hui le plus grand de France. Dans ce rapport de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) Provence-Alpes-Côte d’Azur, PAR08 est pointé du doigt pour son utilisation annuelle massive de 248 091 m3 d’eau, provenant directement du circuit d’eau potable de la ville de Saint-Denis, dans une zone sujette aux sécheresse répétées depuis 2003, comme le pointait cette étude de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) en 2023 sur « la gestion du risque de raréfaction de la ressource en eau liée au changement climatique dans l’aire urbaine fonctionnelle de Paris ». Cette eau est utilisée par le data center pour son système de refroidissement adiabatique, mais aussi pour la vaporisation des espaces qui doivent garder une hygrométrie optimale. Outre le besoin excessif en eau, le rapport pointe le manque de plan d’aménagement de l’usage de l’eau en cas de crises de sécheresse, obligatoire dans de telles circonstances. Mais la priorité est encore une fois ici politique et économique, et non pas environnementale, ce data center ayant profité du contexte lié aux JOP 2024.
Intérieur d’un data center de Microsoft Bing. Robert Scoble, Half Moon Bay, USA, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons.
Ces systèmes de refroidissement à eau sont désormais privilégiés par les constructeurs de data centers dans le monde entier. D’abord parce que les systèmes de refroidissement purement électriques, comme ceux qui opèrent par fluides frigorigènes, sont très énergivores et ont donc un coût économique important. Ensuite, parce que l’eau n’est pas une ressource qui rentre dans le calcul des impacts usuels des data centers sur l’environnement, celui-ci étant en général basé sur la consommation d’électricité et le Power Usage Effectiveness (PUE), ou indicateur d’efficacité énergétique.
Parfois, ces systèmes de refroidissement, quand ils ne sont pas reliés au réseau d’eau potable du territoire les accueillant, captent directement l’eau potable de nappes phréatiques, de fleuves ou de lacs à proximité. C’est le cas par exemple du data center de Facebook situé sur la ville espagnole de Talaveira de la Reina, dans la région de Castilla-La Mancha en Espagne, que le collectif Tu Nube Seca Mi Rio (« Ton nuage assèche ma rivière ») dénonce, entre autre pour son utilisation de plus de 200 millions de litres d’eau par an, équivalent à la consommation de 4 181 habitant⋅es de la région. Il s’agît ici d’un data center dit « hyperscaler », aux grandes dimensions et capacités de stockage et de traitement des données, sans qu’il y ait un consensus sur la définition. D’une puissance de 248 Megawatt, étendu sur plus de 300 000 m2 de terrain, ce data center géant bénéficie d’un soutien politique national et local. Bien que la zone de son implantation connaisse un fort stress hydrique permanent depuis des décennies, d’abord de par sa situation géographique et son climat quasi désertique, et désormais par la crise environnementale qui l’aggrave, le coût du litre d’eau y est faible. Ici encore, l’implantation des data centers sur le territoire est régie par des impératifs avant tout économiques, et non par des critères sociaux ou environnementaux, car comme le déplore Aurora Gomez du collectif « Ces entreprises extérieures s’imposent et accaparent les ressources. C’est du technocolonialisme ! […] Les autorités restent sourdes à nos alertes et font semblant de ne pas nous voir. ».
Image tirée du site internet de l’association espagnole qui se bât contre l’installation des data centers en Espagne, Tu Nube Seca Mi Rio : tunubesecamirio.com.
Pour assurer une électrification continue des serveurs, les data centers disposent d’une triple alimentation en énergie. En plus d’être raccordés au réseau électrique, ils disposent également de groupes électrogènes et de leurs cuves de fioul prêts à prendre la relève en cas de coupure d’électricité, et de batteries et accumulateurs d’énergie censés assurer les quelques secondes de passage entre réseau électrique et groupes électrogènes. L’ensemble de ces dispositifs (serveurs, refroidissement, cuves de fioul, batteries) est potentiellement dangereux pour l’environnement et les riverain·es : fluides frigorigènes qui sont susceptibles de polluer l’air en cas de fuites, mais aussi nuisances sonores, que ce soit à l’intérieur du bâtiment, du fait des milliers de serveurs qui tournent en permanence avec chacun plusieurs ventilateurs, mais aussi du bruit extérieur et des vibrations causées respectivement par les systèmes réfrigérants placés sur les toits ou par les sous-stations de transformations électriques et les systèmes de générateurs au fioul qui sont testés plusieurs heures par mois. Ces nuisances sonores sont réglementées en France, et les data centers classés ICPE sont toujours concernés et font l’objet d’obligations et de contrôles en la matière, et ont par le passé fait l’objet de plaintes de riverains.
Une autre source de nuisances environnementales sont les cuves de fioul et les locaux à batteries lithium qui constituent des risques de pollution des nappes phréatiques pour le premier, et des risques d’incendies dans les deux cas. En particulier, les feux de ces batteries au lithium ne sont pas des feux ordinaires : ils sont bien plus difficiles à éteindre et ont une durée bien plus longue, comme l’explique cet article de Reporterre qui relate l’effort démultiplié des pompiers pour éteindre ce type de feu, ou comme l’illustre l’incendie récent d’un data center de Digital Realty à Singapour, lequel rappelle également l’incendie de deux data centers d’OVH à Strasbourg en 2021.
C’est en raison de tous ces risques que les data centers sont le plus souvent qualifiés d’« Installation classée pour la protection de l’environnement » (ICPE). D’après le site du ministère de la Transition écologique, de l’Énergie, du Climat et de la Prévention des risques, ce label ICPE recense les établissements « susceptibles de créer des risques pour les tiers-riverains et/ou de provoquer des pollutions ou nuisances vis-à-vis de l’environnement ». Du fait de ce classement, les data centers sont réglementairement soumis à un certain nombre d’obligations et de contrôles de la part du ministère, entre autres à travers les services déconcentrés que sont les DREAL, Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement, placées sous l’autorité du préfet de région et des préfets de départements.
Data centers de Digital Realty : fuites répétées de gaz fluorés à fort potentiel de réchauffement climatique
Vue sur le data center MRS3 dans le Grand Port Maritime de Marseille. Il s’agît du bâtiment dit de la grande Martha, un ancien bunker nazi de la seconde guerre mondiale racheté par Digital Realty en 2020. Photo prise lors de la balade du festival le Nuage était sous nos pieds le 9 novembre 2024.
De nombreuses irrégularités ont été observées par les inspections de la DREAL de Provence-Alpes-Côte d’Azur s’agissant des data centers MRS2, MRS3 et MRS4 de Digital Realty à Marseille. Ces éléments passés sous les radars, révélés récemment par le journal indépendant Marsactu, sont pourtant documentés dans les rapports d’inspections consultables sur la base de données Géorisques.
L’irrégularité la plus préoccupante concerne le data center MRS3 : depuis 2021, ce dernier fait l’objet de fuites répétées de gaz fluorés, ainsi rejetés dans l’atmosphère. Les services de l’inspection de la DREAL ont demandé à plusieurs reprises au géant américain de prendre les mesures nécessaires pour arrêter ces fuites. Faute de réaction, cela a abouti en octobre 2023, trois ans après les premiers constats de fuites, à une mise en demeure de la société Digital Realty (ex-Interxion) par un arrêté préfectoral n°2023-215-MED. Voici un extrait de cette mise en demeure (consultable en intégralité ici) :
« Considérant que la société Interxion France [ancien nom de Digital Realty] est autorisée à exploiter un data center, dénommé MRS3, situé sur la commune de Marseille ;
Considérant que lors de la visite du site en date du 3 mars 2023, l’inspecteur de l’environnement a constaté que les équipements ne sont pas équipés d’un dispositif de détection de fuite fonctionnel ;
Considérant que ce constat constitue un manquement aux dispositions de l’article 5 du règlement européen n°517/2014 du 16 avril 2014 relatif aux gaz à effet de serre fluorés ;
Considérant que lors de cette visite il a également été constaté que les dispositions prises par l’exploitant sont insuffisantes pour éviter la survenue de fuites récurrentes de gaz dans l’environnement depuis 2021, ce qui constitue un manquement aux dispositions de l’article 3.2 du Règlement européen n°517/2014 précité ;
Considérant que les installations de production du froid du site MRS3 ont dû être rechargées, du fait de fuites, par 745 kg de fluide frigorigène R134A depuis 2021, ce qui correspond en équivalent CO2 à une distance de près de 9 millions de kilomètres effectuée avec un véhicule thermique sans malus ni bonus écologique (émissions de CO2 d’environ 120g/km) ;
[…]
Considérant de plus que, compte tenu de l’absence de système de détection de fuite sur l’équipement, qui réglementairement alerte l’exploitant ou une société assurant l’entretien lorsqu’une fuite entraîne la perte d’au moins 10% de la charge de fluide contenu dans l’équipement, ne permettant pas à l’exploitant de mettre en œuvre les actions correctives limitant l’émission de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, il convient d’imposer à l’exploitant les mesures nécessaires pour prévenir les dangers graves et imminents pour la santé, la sécurité publique ou l’environnement, conformément à l’article L.171-8 du code de l’environnement ; »
Le fluide frigorigène R-134A dont il est ici question, autrement nommé HFC-134A, est un gaz fluoré qui contribue grandement à l’effet de serre, avec un Potentiel de Réchauffement Global sur 100 ans (PRG100 ou GWP100 en anglais) de 1430. Ces fluides frigorigènes fluorés et leurs effets sur l’environnement sont connus depuis les années 1990, puisqu’à l’époque ils ont été reconnus comme principale cause du trou et de l’amincissement de la couche d’ozone. Certains types de gaz frigorigènes, dont ceux responsables de ce trou, ont déjà été interdits à la circulation. D’autres, dont celui utilisé ici par MSR3, font aujourd’hui l’objet, après les conventions de Kyoto et de Paris sur le climat, de réglementations contraignantes de l’Union Européenne (régulations dites F-Gas I, II et III). Celles-ci visent à interdire progressivement mais entièrement d’ici 2030 ces gaz fluorés polluants, alors que de nouveaux types de gaz fluorés non polluants sans effet de serre sont déjà largement commercialisés depuis plusieurs années.
En partant du calcul de la DREAL ci-dessus, qui fait correspondre ces fuites répétées depuis 2021 à un équivalent CO2 rejeté dans l’atmosphère de 9 millions de km effectués en voiture thermique, nous estimons que cela correspond également à (9M * 0,120 kgCO2eq) 1 080 tonnes équivalent CO2 émises depuis 2021. Nous pourrions continuer les calculs d’équivalence et ramener cette quantité à l’émission par nombre d’habitants, par nombre de piscines au par nombre de vols Paris-New-York que cela représente. Mais ce qui nous préoccupe ici, c’est le fait que ce géant américain, tout en se permettant de polluer, multiplie les déclarations de greenwashing dans la presse, en bénéficiant de surcroît d’un climat politico-médiatique fait de louanges et de connivences de la part des préfets, élus de la ville et dirigeants de la région, alors même que les services de l’État alertent sur ces pollutions. Ainsi, la présidente de la métropole Aix-Marseille, Martine Vassal, adressait ses voeux de nouvelle année en janvier 2023 depuis MRS3, le data center mis en demeure peu de temps après. Plus récemment, l’adjoint au numérique responsable de la ville de Marseille, Christophe Hugon (Parti Pirate), accompagné de représentants du préfet de région, de la présidente de la métropole et du président de la Région Sud, tenaient pour leur part des discours élogieux à l’égard de Digital Realty, prenant la pose ensemble lors de l’évènement presse organisé par l’entreprise au palais du Pharo pour célébrer le dixième anniversaire de sa présence sur Marseille.
Ces fuites de gaz fluoré ne sont pas les seules irrégularités constatées par les services de la DREAL au cours des différentes inspections portant sur les data centers de Digital Realty à Marseille. Le data center MRS2, à proximité immédiate de MRS3 et du futur MRS5, est ainsi à l’origine d’incidents de fuites de fluides frigorigènes fluorés qui n’ont pas été déclarées aux autorités, alors même que ces déclarations sont obligatoires au-delà d’une certaine quantité, comme le soulève le rapport d’inspection de la DREAL de mars 2023.
Par négligence, Digital Realty est donc responsable d’émissions répétées de gaz à effet de serre. Cette négligence aggravée, voire cette faute intentionnelle compte tenu du fait que l’exploitant a été mis au courant dès 2021 et que ces fuites se sont répétées par la suite, devrait suffire à mettre un coup d’arrêt aux déploiements en cours de Digital Realty. Or, c’est le contraire qui se produit. A Marseille : le projet de construction du data center MRS5 vient d’obtenir un avis positif de la part des autorités environnementales, de la ville et de la préfecture, et même du commissaire en charge de l’enquête soi-disant publique, et ce malgré une trentaine d’avis négatifs d’associations d’habitantes et habitants, d’organisations environnementales telle France Nature Environnement, d’élues et du collectif Le nuage était sous nos pieds qui répondaient à cette enquête.
Nous sommes d’autant plus interpelées par la lecture des rapports de la DREAL que, à travers la voix de son président en France Fabrice Coquio, Digital Realty se vante largement dans les médias, dans la presse spécialisée et dans les conférences techniques des industriels des data centers de l’exemplarité environnementale de MRS3 (le site mis en demeure) et de MRS4. À l’en croire, ces sites industriels seraient des modèles du genre en termes écologiques, des « data centers verts » grâce notamment au système de refroidissement dit « river cooling » dont ils sont dotés, mais qui n’a visiblement pas empêché cette pollution considérable par gaz fluorés. Qui plus est, cette pollution a été dissimulée par F. Coquio et les autres dirigeants de Digital Realty. Un « data center vert » aux 1080 tonnes de CO2 de pollution en gaz fluorés émis depuis trois ans par négligence intentionnelle, voilà la réalité que Digital Realty et les pouvoir politiques locaux, cachent et habillent de greenwashing.
Le river-cooling : privatisation et accaparement de ressources en eau de qualité potable
Photo d’une des entrées de la Galerie à La Mer à Marseille. Photo prise lors de la balade du festival Le Nuage était sous nos pieds le 9 novembre 2024.
La « Galerie à la Mer », construite en 1905, permet d’évacuer le trop plein d’eau des anciennes mines de charbon de la ville voisine de Gardanne, située plus au Nord. Ce trop plein est versé dans la Méditerranée au niveau de Cap Pinède à Marseille. Gérée depuis 2007 par le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), l’autorité nationale de service géologique, la Galerie est composée d’une partie supérieure, utilisée pour évacuer les eaux d’exhaure (ferrugineuses) de l’ancienne mine vers la mer, et d’une partie inférieure, dite « cunette », qui permet de collecter et évacuer les eaux de ruissellement et d’infiltrations provenant du Massif de l’Étoile à proximité. D’après les documents fournis par l’enquête publique en 2018, l’eau de la cunette est une eau « de très bonne qualité » et de « qualité potable » pouvant donc servir à la population ou de réserve stratégique en cas de besoin, dans une région sujette aux sécheresses.
En 2018, l’entreprise Digital Realty a obtenu de la Préfecture l’autorisation de détourner pour une durée de sept ans les eaux de la cunette de la Galerie à la Mer, afin de les récupérer pour refroidir son data center MRS3. Les eaux fraîches de cette cunette, qui sont à 15,5 degrés Celsius toute l’année, sont ainsi captées et injectées dans un circuit de refroidissement dans le data center, pour échanger leurs « frigories » contre des « calories » dans des « échangeurs thermiques ». Elles repartent ensuite, réchauffées à environ 27 degrés, dans la Galerie à la Mer, à destination de la Méditerranée au niveau de Cap Pinède. Ce système est appelé « river-cooling ».
Tandis que le dirigeant en France de Digital Realty, Fabrice Coquio, proclame dans une vidéo promotionnelle, que le rejet d’eau chaude dans la Méditerranée « n’a aucun impact sur la faune et la flore », les conclusions de l’enquête publique précédemment citée, soulignaient dès 2018 des inquiétudes relatives aux effets du rejet de ces eaux chaudes dans le milieu marin, pointant notamment les risques d’eutrophisation (déséquilibre du milieu provoqué par l’augmentation de la concentration d’azote et de phosphore) entraînée par les rejets de la Galerie à la mer, risques accrus en période estivale. Mais, d’après l’enquête, bien d’autres impacts sont méconnus à ce jour, comme par exemple « l’éventuelle prolifération des algues filamenteuses ». Il faut par ailleurs noter que ce rapport se basait sur des estimations proposées par Digital Realty à 23,4 degrés, et non pas les 27 degrés effectivement constatées depuis la mise en place du système. Malgré ces alertes, le river cooling d’abord mis en place pour MRS2 et MRS3, n’a pas été mis en pause, mais au contraire étendu aux data centers MRS4 et MRS5. La question des eaux réchauffées par ces data centers et renvoyées dans le milieu marin, dans un contexte où le réchauffement des mers entraîne des taux de mortalité importants dans les communautés biotiques sous marines, n’est pas prise en compte. Aucun suivi ni mesures sérieuses des effets de ce rejet ne sont aujourd’hui publiées, d’après les collectifs locaux tels le collectif des Gammares ou l’association des habitants du 16ème arrondissement dont nous parlerons plus bas, directement concernés par ces enjeux.
Ainsi, dès 2018, lors de l’enquête publique relative à la construction du river cooling pour MRS3, plusieurs communes se situant sur le tracé de la Galerie à la Mer entre Gardanne et Marseille avaient émis des réserves sur l’accaparement de l’eau publique par une entreprise et proposé d’autres usages pour ces eaux. Les conclusions de l’enquête allaient même dans ce sens, pointant que l’eau potable devait en premier lieu servir l’intérêt général. La commune de Septème-les-Vallons demandait par exemple que soit priorisée la possibilité de pomper une partie des eaux potables de la Galerie à la Mer pour le soutien de l’activité agricole et de la biodiversité et pour le déploiement de dispositifs de prévention des incendies (DFCI). La ville de Mimet demandait aussi à pouvoir utiliser cette réserve d’eau douce. Le collectif des Gammares à Marseille, qui analyse en profondeur les enjeux de l’eau à Marseille, pointe ainsi ces enjeux en septembre 2024, dans sa réponse à l’enquête publique sur la construction de MRS5, qui utilisera lui aussi le river cooling :
« Alors que les hydrologues enjoignent à la sobriété et régénération des cycles naturels de l’eau, le choix de refroidir les data centers pour que des géants du numérique puissent louer des espaces pour leurs serveurs ne nous parait pas d’intérêt général.
Dans un contexte d’accroissement des épisodes climatiques extrêmes ayant pour cause le réchauffement climatique, où les sécheresses s’intensifient et se produisent de plus en plus régulièrement en Région Sud et ailleurs, mettant en cause l’approvisionnement en eau potable ou à usage agro-alimentaire, il serait urgent à ce que soient systématisées et publiées toutes les enquêtes portant sur cette ressource commune qui est l’eau et nous considérons que les eaux doivent être autant que possible allouées à des usages d’utilité publique ou pour les milieux qui en ont besoin. ».
Détourner des eaux fraiches de qualité potable pour refroidir gratuitement ses data centers et rejeter de l’eau réchauffée en mer : voici donc le river cooling de Digital Realty à Marseille.
Le river cooling : du greenwashing mensonger financé par de l’argent public
Photo d’une des portes d’entrée de la Galerie à La Mer sur le Cap Pinède à Marseille. En plaçant son oreille près des trous de la grille, on peut entendre l’eau couler et sentir l’air frais à travers. Photo prise lors de la balade du festival Le Nuage était sous nos pieds, le 9 novembre 2024.
Ce river cooling est devenu un argument phare de la communication de Digital Realty, en France et dans le monde entier. Dans la presse généraliste il est présenté comme une « solution innovante verte minimisant l’impact écologique » de l’entreprise. Dans la presse spécialisée, Digital Realty se vante d’utiliser de l’eau gratuite d’une installation publique. Ce n’est pas uniquement l’eau qui est gratuite pour l’entreprise. L’État français a financé en partie les travaux de détournement des eaux de la Galerie à la Mer vers les data centers de Digital Realty, à travers deux subventions publiques. Sur un total d’à peu près 15 millions d’euros d’investissements, la Région Sud a ainsi apporté 800 000 euros, tandis que l’Agence publique de la transition écologique, l’ADEME, a subventionné le projet à hauteur d’1,9 millions d’euros au nom du fond de « décarbonation de nos industries ».
Dans le dossier de maîtrise d’ouvrage déposé en 2018 par Digital Realty, on peut lire que le système de « river cooling » permettrait de réduire de 90% la consommation d’électricité destinée au seul refroidissement de ses data centers marseillais. En septembre 2024 son dirigeant Fabrice Coquio parle d’une réduction de 30% de la consommation totale d’électricité de l’ensemble des data centers à « river cooling » grâce à ce système. Or, pour son prochain data center en construction MRS5, selon les chiffres donnés par l’entreprise lors de l’enquête publique du projet, on constate que le « river cooling » permettra de réduire de seulement 4,33% la consommation totale en électricité (calcul d’après les données page 107 : (241 133 856 kWh – 230 695 705 kWh) / 241 133 856 kWh * 100) . En effet, la dépense d’énergie la plus importante d’un data center se situe au niveau des serveurs. Ces derniers occupent 79 à 83 % de l’énergie totale du data center MRS5 d’après l’entreprise (page 107 du dossier précité). La dépense énergétique de ces data centers qui s’agrandissent et s’étendent sans cesse, malgré des optimisations à la marge via des méthodes comme le « river cooling » est globalement nettement en hausse, et c’est là une tendance globale. Ces optimisations sporadiques, baissent les coûts pour l’entreprise tout en lui permettant de garder un potentiel commercial constant ou grandissant, et sont donc intéressantes pour elles, mais se font toujours et encore à travers l’accaparement de nouvelles ressources qui peuvent servir les habitantes et habitants.
La communication de Digital Realty laisse également entendre que le « river cooling » serait l’unique système de refroidissement des data centers. Ce qui s’avère faux à la lecture de ce rapport. Ce système ne remplace pas les systèmes de refroidissement par air conditionné à fluides frigorigènes, qui causent les fuites de gaz fluorés mentionnées plus haut dans l’article, mais vient s’y ajouter. Le refroidissement des data centers de l’entreprise à Marseille ne se fait qu’en petite partie par « river cooling ». Mais le plus grave dans la communication mensongère du dirigeant de Digital Realty est le fait qu’il prétend que l’eau utilisée pour le river cooling serait de l’eau sale provenant des mines de Gardanne, comme il le répète dans les médias et la vidéo promotionnelle avec Jamy citée plus haut. C’est faux, comme le montre d’ailleurs, cette vidéo d’Interxion (ancien nom de Digital Realty) trouvée sur un compte Viméo d’une employée de l’entreprise, vidéo qui explique bien la construction du river-cooling et son utilisation de l’eau de la nappe phréatique récoltée dans la cunette.
De l’argent public utilisé pour financer les data centers d’un géant américain côté en bourse, utilisant une ressource commune précieuse, l’eau de qualité potable, tout en rejetant des gaz fluorés à fort impact de réchauffement climatique, voilà la réalité des data centers de Digital Realty aujourd’hui à Marseille. Le plus ironique est que c’est précisément ce river cooling que l’Etat a aidé à financer, qui sert aujourd’hui d’argument de greenwashing médiatique mondial à cette entreprise.
Capture d’écran du site du démonstrateur du river-cooling de Digital Realty portant l’inscription : réalisé avec le soutien technique et financier de l’ADEME et de la Région Sud. Accédé en novembre 2024. https://river-cooling-interxion.mydigitalbuildings.com/.
Accaparement de l’énergie électrique au détriment de projets d’intérêt commun à urgence environnementale
Bien que l’électricité, majoritairement issue de la filière nucléaire, soit présentée comme « verte » en France, elle est bas carbone, mais pas neutre en carbone. En effet, l’intensité carbone de l’électricité en France est de 32 gCO2eq par kilowatt-heure d’après le gestionnaire du réseau de transport d’électricité en France RTE. Nous n’allons pas ici calculer les émissions CO2 dues à l’utilisation massive d’énergie électrique par l’ensemble des data centers marseillais. Nous n’avons aucun doute quant au fait que cette consommation est considérable, et qu’elle est également grandissante. En effet, nous constatons partout en France et dans le monde une tendance au lancement de projets de data centers de plus en plus grands et de plus en plus énergivores. Les data centers de type « hyperscaler » se multiplient partout, et les prévisions ne vont qu’en augmentant avec l’arrivée de l’Intelligence Artificielle, qui crée un effet de passage à l’échelle multiple. En effet l’Intelligence Artificielle demande des serveurs dotés de puces dédiées et de cartes graphiques puissantes, consommant plus, chauffant plus, nécessitant des systèmes de refroidissements dédiés, modifiant en profondeur les bâtiments et la globalité de la structure d’un data center. Ce qui nous intéresse ici ce sont les effets systémiques de ces infrastructures et de ce numérique qu’on nous impose, les effets rebonds qu’ils génèrent sans cesse et qui ne sont jamais débattus.
Les data centers de Digital Realty à Marseille utilisent l’énergie électrique disponible que les deux gestionnaires de réseau et de transport énergétiques nationaux, RTE et Enedis, sont en capacité d’acheminer à Marseille, avec les infrastructures électriques actuelles. Plutôt qu’une simple « utilisation », il s’agit d’un véritable accaparement. Car l’énergie électrique nécessaire à ces data centers est captée au détriment de projets d’intérêt commun à urgence environnementale de la ville. Dans leur rapport « L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires » Fanny Lopez et Cécile Diguet notaient un premier conflit d’usage en 2012, au détriment de l’électrification des bus municipaux à Marseille (p. 62) :
« Pour Brigitte Loubet, conseillère spéciale chaleur de la DRIEE, comme pour Fabienne Dupuy, adjointe
au Directeur territorial Enedis en Seine-Saint-Denis, les demandes des data centers peuvent être
bloquantes pour les territoires. La commande d’électricité se résumant à : premier arrivé / premier servi,
des files d’attentes se constituent sur différents sites. […] C’est l’exemple de Marseille, où le maire Jean-Claude Gaudin a dû négocier avec Interxion pour récupérer 7 MW « parce qu’ils avaient oublié de les
réserver pour leurs bus électriques » » .
C’est à nouveau le cas aujourd’hui pour l’électrification des quais au Grand Port Maritime de Marseille, électrification qui permettrait aux nombreux navires de croisière, ferrys de lignes reliant la ville à la Corse ou à d’autres villes de Méditerranée, et au Chantier Naval de Marseille de se brancher électriquement lors de leurs escales, évitant ainsi le rejet dans l’atmosphère d’une pollution considérable due à la combustion de fioul. Cette pollution aux oxydes d’azote (NOx) et autres particules nocives a des effets immédiats sur la santé des habitantes et habitants les plus proches, mais aussi sur l’ensemble des habitant⋅es de la ville, ville où l’on comptabilise tous les ans environ 2 500 morts de pollution d’après les autorités de santé. Cette électrification en plusieurs étapes, entamée depuis de longues années, est insuffisante pour accueillir la croissance du flux estival des bateaux, Marseille étant devenue une ville où le tourisme pollueur par croisières n’a de cesse d’augmenter comme le constate et déplore l’association Stop Croisières.
Illustration d’une campagne dénonçant le Greenwashing de l’électrification des quais de bateaux de croisières à Marseille, par le collectif Stop Croisières, https://stop-croisieres.org/.
De surcroît, cette électrification est sans cesse repoussée ou ralentie. Lors de sa réponse à l’enquête publique en vue de la construction de MRS5, la fédération des Comités d’intérêts de Quartier du 16ème arrondissement de Marseille qui regroupe les associations des habitantes et habitants, demandant un arrêt de la construction de tous les data centers de la ville, écrit :
« […] les riverains sont confrontés aux pollutions atmosphériques des navires et aux nuisances sonores des activités portuaires. Le directeur général adjoint du GPMM a estimé la puissance électrique encore nécessaire aux activités du port et à l’électrification des quais à 100 à 120 MW. […] La puissance totale des data centers actuels s’élève à 77 MW, […] la puissance totale des data centers programmés est de 107 MW. Les data centers de Digital Realty situés dans l’enceinte du GPMM sont alimentés par le poste source de Saumaty, situé dans quartier de Saint-André. Le futur data center de Segro situé à Saint André sera lui alimenté par le poste source de Septèmes-les-Vallons situé à 11 km. Le poste source de Saumaty serait-il saturé ? … L’electrification des quais du Chantier Naval de Marseille dans le GPMM est repoussée à 2029. Les data centers seraient-ils servis avant le GPMM ? ».
Ce conflit d’usage d’électricité entre data centers et électrification des quais de navires, c’est la mairie elle-même qui le constate dans sa délibération au conseil municipal d’octobre 2023, votant également la constitution d’une commission régulatoire sur les data centers. Cette commission semble parfaitement insuffisante. C’est également ce que pointe Sébastien Barles, adjoint en charge de la transition écologique de la ville de Marseille. Ce dernier demandait un moratoire sur les data centers de la ville, moratoire qui a été écarté, alors qu’il constitue une étape indispensable pour avancer vers un début de maîtrise de ces infrastructures en pleine expansion. Par ailleurs, peu de choses sont aujourd’hui révélées par la mairie autour de cette commission régulatoire de la ville — dont feraient partie, autres autres, le dirigeant de Digital Realty et l’adjoint du Parti Pirate élogieux à son égard, Christophe Hugon. Ce manque de transparence n’est pas nouveau, la mairie de Marseille et en particulier C. Hugon, adjoint également à la transparence et l’Open Data de la ville, ayant déjà été pointé du doigt dans notre campagne Technopolice, pour son hypocrisie politique mais aussi pour son manque de transparence et son défaut de réponse aux demandes d’accès aux documents administratifs, qui sont pourtant un droit et une obligation constitutionnelle.
Îlots de chaleurs urbains
Ces data centers qui s’accumulent sur le territoire de Marseille sont de véritables « grille-pains en surchauffe » pour reprendre les termes de Laurent Lhardit, adjoint à la mairie de Marseille en charge du dynamisme économique, de lʼemploi et du tourisme durable.
En effet, les lois de la thermodynamique font que la chaleur qu’on évacue des serveurs de ces data centers ne disparaît pas, mais se retrouve rejetée dans l’air entourant les bâtiments, dans les nuages, les vrais, ou dans l’eau de mer réchauffée par le river cooling. Dans une ville au climat chaud comme Marseille, sujette à des épisodes caniculaires de plus en plus nombreux, il est inquiétant de continuer à ignorer ce problème qui devient vital. Les scientifiques alertent déjà sur les effets que ces pics de chaleur répétés ont sur la vie humaine, et sur le fait qu’à plus ou moins court terme, des régions entières de notre planète et de l’Europe deviendront progressivement inhabitables en raison de cette chaleur insoutenable (voir par exemple cet atlas de prévisions des chaleurs mortelles à venir dans le monde).
Il est grand temps de penser l’urbanisme en priorisant les espaces verts, avec des végétaux qui rafraîchissent et créent de l’ombre pour rendre les villes plus habitables, moins nocives pour la santé, plus soutenables face aux changements environnementaux en cours.
Photo d’un grille-pain sur le feu. Nicholas.scipioni, CC BY 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by/4.0, via Wikimedia Commons.
Récupération de « chaleur fatale » ou comment faire perdurer le statu quo écocidaire
L’utilisation de la « chaleur fatale » consiste en la récupération de la chaleur émise par les data centers, qui deviendraient alors, dans un idéal d’économie circulaire technomagique, des sortes de chaudières numériques capables de chauffer des immeubles ou des piscines olympiques. En réalité, ces projets de récupération de chaleur dite « fatale » (parce qu’elle est inévitable), ne sont pas toujours efficaces ni même possibles. Pour que cela fonctionne, il faudrait que la récupération de chaleur se fasse au plus près de la source, donc du data center, car plus la distance augmente, plus les pertes seront significatives. Mais compte tenu du bruit et des autres nuisances atmosphériques générées par un data center, réchauffer des immeubles habités ne semble pas très attrayant. Sans considérer le fait que, dans des villes aux climats chauds comme Marseille, la chaleur récupérée ne serait utile que peu de mois dans l’année, la chaleur dégagée par ces data centers devenant problématique la majorité du temps. Ainsi, un rapport de l’Uptime Insitute concluait en 2023 que les cas où cela peut être efficace sont rares, non systématiques, situés dans des zones de climat froid, et peuvent même parfois être contre-productifs (traduit de l’anglais) :
La possibilité de réutiliser la chaleur résiduelle des centres de données est généralement limitée aux climats plus froids et peut nécessiter des connexions à des systèmes de chauffage urbain ou à des sites de fabrication. La disponibilité de ces connexions et/ou installations est fortement concentrée en Europe du Nord. La configuration d’une installation pour la réutilisation de la chaleur perdue augmente souvent la consommation d’énergie (puisque des pompes à chaleur sont nécessaires pour augmenter la température de la chaleur sortante), mais peut réduire les émissions globales de carbone en réduisant l’énergie qui serait autrement nécessaire pour le chauffage.
Mais le vrai problème, encore une fois, n’est pas technique. Ces systèmes étant coûteux et n’ayant aucun intêrét commercial pour les data centers, ces derniers préfèrent largement y échapper, ou alors promettre constamment qu’ils les mettront en place dans un futur proche. C’est exactement ce que le lobby France Datacenter s’est employé à faire en 2022, comme le montre le registre obligatoire de déclaration de leurs acivités de lobbying auprès de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), où nous pouvons lire, parmi d’autres actions de diminution de taxation ou d’échappement à des obligations de pollueurs :
Liste des fiches d’activités
[…]
Retirer un amendement au projet de loi énergies renouvelables visant à rendre obligatoire la réutilisation de chaleur fatale.
Cette activité a été un succès, l’amendement rendant obligatoire la récupération de chaleur fatale a été retiré du projet de loi énergies renouvelables, au profit de « mesures incitatives » qui ont consisté, depuis 2015 au moins, à faire financer par des fonds publics, via notamment l’ADEME, les travaux de récupération de chaleur fatale qu’un data center aurait l’amabilité d’entreprendre. Les quelques cas existants servent, comme dans le cas du « river cooling », de greenwashing monté en exemple et surpublicisé. Mais cela permet aux industriels de continuer à profiter des territoires sans limites, en faisant croire que des solutions technomagiques sont possibles, tout en s’employant à repousser les obligations réglementaires qui les contraindraient à les mettre en place. Les États, quant à eux, sont tout entiers à leur service.
Une croissance exponentielle, un extractivisme colonial sanglant
Si l’ensemble des data centers de Digital Realty à Marseille, MRS1 à MRS5, ont une puissance électrique maximale de 98 Megawatt ((16+16+24+20+22), le prochain data center de Digital Realty à Bouc-Bel-Air, MRS6, aura une capacité de 50 mégawatts à lui tout seul. Celui de PAR08 à la Courneuve, le plus grand actuellement en France, toujours de Digital Realty, a une capacité de 120 MW. Celui qui doit être construit à Dugny, en Seine-Saint Denis, toujours par Digital Realty et qui sera le futur plus grand data center de France, aura une capacité de 200 mégawatts, soit l’équivalent de 20% de la puissance d’un réacteur nucléaire EPR. L’empreinte du numérique était estimée à 2,5% de l’empreinte carbone annuelle de la France en 2020, et les data centers représentaient environ 16% de cette empreinte carbone totale du numérique selon l’Ademe et l’Arcep. Cette empreinte du numérique devrait doubler d’ici 2040 et les data centers pourraient y jouer un rôle majeur selon un avis d’expert de l’Ademe en octobre 2024.
À l’échelle mondiale, les data centers hyperscales constituaient déjà en 2022, 37% de la capacité mondiale des data centers, et devraient en représenter 50% en 2027, cette part augmentant régulièrement. D’autre part, le besoin en eau de ces « hyperscales » augmente régulièrement. Sous la pression des pouvoirs publics en 2023, Google révélait que ses centres de données, aux Etats-Unis uniquement, utilisaient plus de 16 milliards de litres d’eau par an pour leur refroidissement. On apprenait également récemment que ses émissions de CO2 ont grimpé de 48% au cours des 5 dernières années et son usage en eau devrait augmenter de 20% encore d’ici 2030. Microsoft, quant à lui, a vu l’utilisation en eau de ses data centers augmenter de 34% en 2022 seulement, à cause de son usage de l’IA, et on peut voir la pléthore d’annonces d’investissements dans la construction de nouveaux data centers dédiés à l’IA, qui laisse présager une croissance à venir encore plus forte et inquiétante.
Photo d’une carte mère fabriquée en Chine, designée à Taïwan, comportant de nombreux composants et puces électroniques, montrée lors de la balade du festival le Nuage était sous nos pieds le 9 novembre 2024 à Marseille.
Mais ces calculs institutionnels ou provenant des géants numériques, purement basés sur l’énergie électrique et son empreinte carbone, et parfois sur la consommation d’eau pour le refroidissement, ne prennent pas en compte la totalité des conflits et des accaparements de vies et de ressources vitales que ce numérique cause pour exister et s’accroître. En commençant par la phase d’extraction des nombreux minéraux qui composent les puces des processeurs et des cartes graphiques que ces data centers renferment par milliers. Génération Lumière, une association écologiste qui agit à la fois en France et en République démocratique du Congo (RdC), dénonce depuis des années un extractivisme sans scrupules de minéraux stratégiques pour nos industries numériques. En effet, la RdC renferme 70 % du cobalt mondial, utilisé pour fabriquer les batteries lithium de nos voitures électriques, de nos smartphones, et des data centers. La RdC est aussi une terre d’extraction de coltan, de cuivre, d’or, des minéraux utilisés pour les puces électroniques. Et cette extraction qui sert les industries numériques ainsi que les géants tels Apple, Nvidia (fabricant de puces graphiques) et désormais même Google, Amazon et Microsoft, est démultipliée par l’arrivée de l’IA, qui s’insère partout dans les appareils et les serveurs. Or, cette extraction se fait, comme le dit Génération Lumière, « avec notre sang », et crée en République démocratique du Congo, outre les prob lèmes dus au minage lui-même qui se fait dans des conditions inhumaines d’exploitation des travailleurs, de nombreux conflits et massacres sur le territoire.
Ces calculs institutionnels laissent également de côté, ou ignorent à dessein, les enjeux de la fabrication des puces électroniques, de la purification des minéraux posés sur les wafers, sortes de galettes de silicium, jusqu’à leur devenir puces. L’association StopMicro, qui lutte contre l’accaparement des ressources et les nuisances causées par les industries grenobloises, et en particulier celles de la microélectronique de Soitec et de STMicroelectronics, nous rappelle ainsi que : « Derrière le dérèglement climatique et les injustices socio-environnementales, il y a des décisions politiques, des entreprises et des intérêts économiques qui conditionnent nos choix de société ». Dans ses nombreuses brochures d’analyses et dans le livre « Toujours puce » qu’elle vient de publier, l’association mène une enquête technique, sociale, politique et environnementale poussée, à la place des pouvoirs publics pourtant chargés de le faire. En prenant l’exemple de son territoire, elle explique comment on s’accapare et pollue de l’eau potable pour fabriquer des gourdes connectées avec les puces de STMicroelectronics ou Soitec, quand ce n’est pas pour équiper des armes qu’on exporte au service des guerres coloniales en cours.
Affiche dessinée du collectif StopMicro à Grenoble. Source : https://stopmicro38.noblogs.org/files/2024/04/tuyauterie-2048×1470.jpg.
Ce numérique n’est pas le nôtre
En regardant la liste des principaux clients de Digital Realty, nous retrouvons en masse des acteurs aux pratiques numériques contestables vis à vis des droits fondamentaux et des réglementations en vigueur. Fabrice Coquio, président de Digital Realty France, déclarait il y a peu « Sans nous, il n’y a pas d’Internet », avant de lister une bonne partie des clients de ses data centers marseillais : Facebook, Amazon, Microsoft, Netflix, Disney+, Zoom, Oracle, Youtube… Le data center MRS3, où se sont produits des rejets répétés de gaz fluorés hautement polluants, abrite en son sein les services « cloud » de Microsoft déployés dans les mairies, écoles, collèges, lycées et universités publiques, forçant tout élève dès son plus jeune âge à la création de comptes Microsoft sans grand moyen de s’y opposer.
Sticker « Le nuage était sous nos pieds » collé sur un poteau. Photo prise lors de la balade du festival Le Nuage était sous nos pieds le 9 novembre 2024.
Comme en atteste également le travail de La Quadrature du Net depuis ses débuts il y a plus de 15 ans, à travers notamment sa campagne d’actions de groupe contre les GAFAM, ces acteurs ont monopolisé et fait d’Internet un espace commercial géant, où règnent les violences faites aux communautés minoritaires et les discriminations en tout genre. Ces acteurs, qui utilisent en toute illégalité et immoralité nos données personnelles pour nous imposer de la publicité, polluent nos espaces en ligne et nos cerveaux, et s’accaparent notre attention à coup d’algorithmes jouant sur nos biais cognitifs et visant à susciter des dépendances psychologiques. Cette publicité est aujourd’hui coupable à son tour de l’aggravation de la crise environnementale, de par la surconsommation et le modèle insoutenable qu’elle engendre et qu’elle alimente en permanence. Couplée à l’obsolescence marketée et organisée sur tout objet de consommation, qu’il soit numérique ou non, aidée et rendue possible par les infrastructures industrielles numériques polluantes, cette publicité que les GAFAM et les géants numériques contrôlent en grande majorité est une des causes majeures de l’aggravation de la crise socio-environnementale et systémique en cours.
L’argent public que l’État met si facilement dans les mains de tels industriels pollueurs, comme l’illustrent le fond de « décarbonation de nos industries » mentionné plus haut de même que les différents contrats publics conclus avec ces géants numériques, est ainsi distribué au détriment de projets publics à intérêt commun telle l’électrification des équipements publics, la constitution de réserves d’eau, ou encore l’air que nous respirons et la ville où nous habitons. Ces projets d’intérêt général, parfois littéralement vitaux, sont laissés de côté car la priorité est constamment donnée à la croissance numérique, qui passe par l’installation croissante de data centers et d’autres types d’infrastructures numériques.
Ce monde-là n’est pas le nôtre
Ce numérique de la domination, dont les câbles et les data centers sont la colonne vertébrale, imposé par la vision hégémonique de la Silicon Valley et par des politiques étatiques complices de géants sans scrupules, n’est pas le nôtre.
Cet Internet qui reproduit les dynamiques coloniales et qui repose sur l’accaparement des ressources du sol, des minerais, de l’eau, de nos territoires, mais aussi de nos corps et espaces mentaux, structuré autour de la collecte massive de données sur nos vies, source infinie de pouvoir et de profit, n’est pas le nôtre. Ce numérique qui renforce les dominations et les inégalités, fondé sur la normativité de nos comportements, sur la police prédictive et la prise de décisions automatisées, destiné à nous contrôler et à nous surveiller, pour mieux réprimer notre colère légitime, n’est pas le nôtre. Ce numérique responsable à son tour de la crise socio-environnementale sans précédent qui nous traverse, n’est pas le nôtre. Nous devons le refuser, nous devons nous organiser pour y faire face et imaginer ensemble comment rendre possibles d’autres mondes.
Notre monde à nous est un monde de soin, soin pour soi-même, pour les unes et les autres, et pour la Terre. Notre monde numérique à nous est celui d’un autre numérique, qui nous aide à nous protéger de la surveillance et des oppressions, qui nous aide à porter des savoirs communs et d’entraide, qui nous permet de hacker, bidouiller et créer des serveurs alternatifs, des réseaux décentralisés pour mieux s’organiser et lutter pour que d’autres mondes soient possibles.
Photo du data center MRS4 en arrière-plan. Au premier plan le pied en plastique servant à accueillir des stickers fabriqués avec le Fluidspace, hackerspace transféministe à Marseille, pendant le festival Le nuage était sous nos pieds, les 8, 9 et 10 novembre 2024 à Marseille.
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