Sécurité globale : nos arguments juridiques

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L’année 2020 s’était finie en apothéose : après une série de manifestations prodigieuses contre la loi sécurité globale, alors adoptée par l’Assemblée nationale, nous obtenions une victoire décisive devant le Conseil d’État contre les drones. Si le début de l’année 2021 est douloureux, entre un hiver sanitaire qui n’en finit plus et le spectacle raciste lancé avec la loi séparatisme (lire aussi nos craintes pour les libertés associatives), il est temps de relancer l’offensive.

Commençons par la loi sécurité globale, examinée en commission par le Sénat le 3 mars. Afin de corriger l’analyse particulièrement bienveillante de la CNIL envers les dérives sécuritaires du gouvernement, nous envoyons aux sénateurs la nôtre, reproduite ci-dessous, centrée sur les sept articles qui renforceront la surveillance policière. Dans les jours suivants, il nous faudra poursuivre notre combat contre la Technopolice toute entière, tant au niveau local que national, pour aujourd’hui comme pour demain (voir notre mobilisation sur les JO 2024), car cette loi n’est que la première étape d’une longue lutte que nous devrons absolument gagner.

Loi Sécurité Globale – Analyse du titre III « Vidéoprotection et captation d’images »

La Quadrature du Net s’oppose à la proposition de loi « Sécurité Globale » et appelle le Sénat à la rejeter. Par la présente analyse, elle entend démontrer le caractère inconstitutionnel et inconventionnel des dispositions :

  • intensifiant la vidéosurveillance fixe (articles 20, 20 bis A, 20 bis et 20 ter) ; et
  • autorisant la vidéosurveillance mouvante (articles 21, 22 et 22 bis).
  • L’ensemble de ces dispositions aura pour effet d’intensifier la reconnaissance faciale.

    Ces modifications sont intrinsèquement contraires à la Constitution et au droit européen. Aucune garantie ni aucun aménagement ne saurait les rendre conformes à ces normes supérieures qui s’imposent au législateur. L’ensemble des articles 20 à 22 bis doivent être supprimés, sans quoi nous les soumettrons à l’examen de toute juridiction utile pour les faire censurer et corriger, une fois de plus en la matière, les erreurs de droit qu’elle comporte.

    I – Vidéosurveillance fixe

    En droit, le Conseil constitutionnel juge que les systèmes de vidéosurveillance affectent la liberté d’aller et venir, le droit à la vie privée ainsi que l’inviolabilité du domicile, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, et ne peuvent donc être conformes à la Constitution qu’en respectant de strictes garanties (Cons. constit., 94-352 DC, 18 janvier 1995, §§ 3 et 4). Il souligne aussi que des mesures de surveillance généralisée sont susceptibles de porter atteinte à la liberté d’expression et de manifestation (Cons. const., 27 décembre 2019, 2019-796 DC, § 83).

    La Cour de justice de l’Union européenne juge que « l’image d’une personne enregistrée par une caméra constitue une donnée à caractère personnel » (CJUE, C-212/13, 11 décembre 2014, §22) dont la protection est garantie par l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte) et qui, à ce titre aussi, ne peut être traitée que dans de strictes limites, notamment définies par la directive 2016/680 (dite « police-justice »).

    En l’espèce, les articles 20 à 20 ter intensifieraient la vidéosurveillance bien au-delà des limites définies par la Constitution et le droit européen, sur quatre points.

    A – Défaut de nécessité

    En droit, une disposition ne peut porter atteinte aux libertés fondamentales que si cette atteinte est nécessaire à l’objectif qu’elle prétend poursuivre. Il s’agit d’une des garanties exigées par la Constitution en matière de vidéosurveillance. De même, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) considère qu’une atteinte au droit à la vie privée n’est justifiée que « si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » » (cf. CEDH, 4 décembre 2008, S et Marper c. Royaume-Uni, n°30562/04 et 30566/04, § 101). De même, l’article 4 de la directive police-justice exige que tout traitement de surveillance policière « soit nécessaire et proportionné » à la lutte contre les infractions et les atteintes à la sécurité publique.

    En l’espèce, il faut souligner que, depuis son autorisation en 1995, la nécessité et l’efficacité de la vidéosurveillance contre les infractions et les atteintes à la sécurité publique n’ont jamais été démontrées. Bien au contraire, les seules études concrètes déplorent qu’« aucune corrélation globale n’a été relevée entre l’existence de dispositifs de vidéoprotection et le niveau de délinquance commis sur la voie publique » (Cour des comptes, Les polices municipales, octobre 2020).

    En conclusion, la proposition de loi devrait corriger le dispositif actuel de vidéosurveillance pour en réduire largement ou totalement le champ d’application. Or, en l’état actuel du texte, non seulement cette proposition de loi ne réduit pas au strict nécessaire le dispositif existant, mais au contraire elle l’intensifie. Si le dispositif de base est disproportionné, son extension l’est d’autant plus et viole les normes supérieures de ce seul fait.

    B – Surveillance des lieux privés

    En droit, une des principales garanties qu’un système de vidéosurveillance doit respecter pour être conforme à la Constitution est de ne pas capter les images de l’intérieur des immeubles et de leurs entrées (Cons. const., décision 94-352 DC, §5). Ainsi, en 2010, le Conseil constitutionnel n’a pas hésité à censurer une disposition qui autorisait la police à accéder aux images de caméras de hall d’immeubles dès lors que surviennent « des événements ou des situations susceptibles de nécessiter l’intervention des services de police ou de la gendarmerie » (Décision 2010-604 du 25 février 2010).

    En l’espèce, une loi de 2011 a réintroduit la disposition censurée en 2010 en tentant de la corriger par une condition un peu plus limitée : la transmission d’image n’est plus permise qu’en présence « de circonstances faisant redouter la commission imminente d’une atteinte grave aux biens ou aux personnes ». Hélas, le Conseil constitutionnel n’a jamais eu l’occasion de trancher si cette modification suffirait pour rendre le dispositif conforme à la Constitution.

    Pourtant, l’article 20 bis de la présente proposition de loi supprimerait cette limitation de 2011 pour revenir à une situation quasi-identique à celle censurée en 2010. Les images pourraient être transmises en cas de simple « occupation par des personnes qui entravent l’accès et la libre circulation des habitants ou empêchent le bon fonctionnement des dispositifs de sécurité et de sûreté ou nuisent à la tranquillité des lieux ». La condition de « nuisance à la tranquillité des lieux » est aussi large, et même davantage, que celle de « situations susceptibles de nécessiter l’intervention de la police ». En pratique, cette nouvelle condition permettrait à tout moment à n’importe quel bailleur, ou à la police, de permettre la transmission en direct des images filmées par les caméras.

    En conclusion, une telle disposition reviendrait à autoriser dans des conditions totalement disproportionnées la vidéosurveillance par la police dans les immeubles d’habitation, en contradiction manifeste avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

    C – Extension des personnes ayant accès aux images

    En droit, la CJUE juge contraire à la Charte une mesure de surveillance qui « ne prévoit aucun critère objectif permettant de limiter le nombre de personnes disposant de l’autorisation d’accès et d’utilisation ultérieure des données » (CJUE, grande chambre, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland et autres, C-293/12, C-594/12, § 62). Cette limitation est indispensable dans la mesure où les risques de dérives et d’abus des mesures de surveillance ainsi que la difficulté du contrôle que peut en faire une autorité indépendante sont proportionnels au nombre de personnes pouvant les mettre en œuvre. Dans son avis du 21 décembre 2020, la Défenseure des droits insiste sur le fait que cette limitation est une garantie centrale pour le respect de la vie privée.

    En l’espèce, l’article L252-3 du code de la sécurité intérieure limite actuellement le visionnage des images de vidéosurveillance aux seuls agents de la gendarmerie et de la police nationale. La loi sécurité globale étendrait cet accès aux agents :

    • de la police municipale et de la ville de Paris (article 20) ;
    • des communes, des communautés de communes et des groupements similaires (article 20bisA) ;
    • des services de sécurité de la SNCF et de la RATP (article 20 ter).

    Aucun élément matériel ni aucune étude concrète n’a été produite pour démontrer la nécessité d’une extension si importante des personnes accédant aux images de vidéosurveillance pour lutter contre les infractions.

    En conclusion, cette extension multiplie hors de toute proportion justifiée les risques de détournement et d’abus des mesures de surveillance, tout en diminuant les capacités de contrôle des autorités indépendantes.

    D – Délégation à des personnes privées

    En droit, le Conseil constitutionnel juge que la nécessité d’une force publique, inscrite à l’article 12 de la DDHC, interdit de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale et de surveillance générale de la voie publique (Conseil constit., décision 2011-625 DC du 10 mars 2011).

    En l’espèce, l’article 20 ter permet aux agents des services internes de la SNCF et de la RATP d’avoir accès aux images de vidéosurveillance de la voie publique. Il s’agit de salariés de droit privé auxquels serait délégué un pouvoir de surveillance de la voie publique. Les encadrements prévus par la loi, comme le contrôle d’un agent de police ou le nombre limité de finalités, n’altèrent en rien la qualification de délégation à une personne privée d’une mission de surveillance.

    En conclusion, la délégation que prévoit l’article 20 ter de la proposition de loi est contraire à la Constitution.

    2. Vidéosurveillance mouvante

    Les articles 21, 22 et 22 bis concernent le déploiement et l’intensification de la vidéosurveillance mouvante : transmission en temps réel et systématisation des images captées par les caméras-piétons, légalisation des caméras aéroportées et des caméras embarquées. Ces trois types de vidéosurveillance seront examinés ensemble, car elles partagent toutes le fait d’être mobiles : cette seule caractéristique suffit à les rendre irréconciliables avec quatre garanties fondamentales exigées par la Constitution et le droit européen.

    A – Défaut de nécessité

    En droit, tel qu’exposé précédemment, une atteinte à la vie privée ou à la protection des données personnelles n’est conforme à la Constitution et au droit européen que si elle est strictement nécessaire à la finalité qu’elle poursuit. Plus spécifiquement, l’article 4 de la directive police-justice exige que le traitement de données personnelles réalisé pour lutter contre les infractions et les atteintes à la sécurité publique « soit nécessaire et proportionné » à cette finalité et que les données soient « adéquates, pertinentes et non excessives » au regard de cette finalité.

    Plus grave, si les images captées sont des données « sensibles », telles que des données biométriques ou des données pouvant révéler les opinions politiques ou religieuses des personnes filmées, l’article 10 de la directive police-justice, transposé à l’article 88 de la loi informatique et libertés, exige que les autorités démontrent la « nécessité absolue » d’une telle surveillance – autrement dit, la police doit démontrer être dans l’impossibilité matérielle de lutter contre les infractions si elle ne peut pas utiliser ces caméras.

    En l’espèce, l’article 21 veut généraliser la captation et la transmission d’images par caméras-piéton. Les articles 22 et 22 bis veulent autoriser les caméras aéroportées (drones) et embarquées (hélicoptères, voitures). Aucune démonstration n’a été réalisée, ni même tentée, quant à la nécessité de déployer de telles caméras pour poursuivre l’une des très nombreuses et larges finalités qu’elles pourraient poursuivre : sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique, constat des infractions, protection des bâtiments…

    C’est même le contraire qui commence à apparaître dans la jurisprudence. Dans sa décision du 22 décembre 2020 (décision n° 446155) qui a interdit les drones policiers à Paris, le Conseil d’État a dénoncé que « le ministre n’apporte pas d’élément de nature à établir que l’objectif de garantie de la sécurité publique lors de rassemblements de personnes sur la voie publique ne pourrait être atteint pleinement dans les circonstances actuelles, en l’absence de recours à des drones » – c’est-à-dire grâce au 35 000 caméras fixes surveillant déjà l’espace public .

    De même, si l’objectif premier des caméras-piétons était de « prévenir les incidents susceptibles de survenir au cours des interventions [et de] déterminer les circonstances de tels incidents, en permettant l’utilisation des enregistrements à des fins probatoires » (comme l’expliquait la CNIL dans son rapport de 2015), le gouvernement n’a jamais pris la peine d’évaluer si cet objectif avait été atteint. Pourtant, sans attendre une telle évaluation, l’article 21 prévoit d’étendre considérablement le rôle de ce dispositif en autorisant la transmission des images au centre de commandement, en direct et à la libre initiative de la police et de la gendarmerie, dès lors que celles-ci considèrent que « la sécurité des agents […] ou la sécurité des biens et des personnes est menacée ». La nécessité d’une extension si importante est encore moins démontrée que celle du dispositif initial, qui fait pourtant défaut.

    Si la simple « nécessité » des drones est absente, tout autant que celle des caméras par hélicoptère et des caméras-piétons, leur « nécessité absolue » fait entièrement défaut. Pourtant, ces caméras captent régulièrement des données sensibles, ne serait-ce qu’en manifestation où elles ont largement été déployées et où, par définition, toute image captée est susceptible de révéler des opinions politiques.

    Pour toute tentative de justification, la police semble mettre en avant certains faits divers où un drone, ou une caméra piéton, aurait plus ou moins facilité son travail. Non seulement le critère de « nécessité » ou de « nécessité absolue » exige bien davantage qu’un simple gain de temps, d’énergie ou une économie de moyens mais, surtout, la loi ne s’écrit pas sur la base d’anecdotes. En effet, face à chaque fait divers en faveur de telle mesure de surveillance, on pourra toujours en opposer un autre témoignant d’un abus, dans un jeu infini et vain d’étalage de faits divers. Au contraire, la loi se pense par la rigueur d’examens systémiques, que le gouvernement a toujours refusé d’entreprendre ici. Ce ne sont pourtant pas les occasions qui lui ont manqué : ces caméras mouvantes ont été déployées pendant des années, de façon illégale, mais suffisamment large pour en évaluer les effets.

    Expérimenter l’usage de drones, proposition portée par la CNIL dans son avis sur la proposition de loi, est également voué à la même contradiction flagrante aux normes supérieures qui s’imposent. Premièrement, une telle expérimentation s’est faite illégalement avant que le Conseil d’État ne vienne explicitement interdire l’usage de drones en mai 2020 puis décembre 2020, et la nécessité absolue fait toujours défaut. Deuxièmement, les règles impératives de proportionnalité, dont l’exigence de « nécessité absolue », ne peuvent être contournées par l’introduction sur le papier d’une disposition qui serait dite expérimentale. La directive police-justice ne distingue pas les cas de surveillances expérimentales des autres ; en effet, une telle distinction aurait pour conséquence de vider de leur substance les protections requises par le droit européen.

    En conséquence, à défaut d’être nécessaires à la poursuite des finalités qui leur sont associées, et alors qu’ils causent de graves atteintes aux libertés fondamentales tel que démontré ci-après, les dispositifs de caméra mouvante autorisés par la présente proposition de loi ne sauraient l’être sans violer la Constitution et le droit européen, y compris s’ils étaient expérimentaux.

    B – Défaut de contrôle préalable

    En droit, le Conseil constitutionnel juge, en matière de vidéosurveillance, que le législateur « ne peut subordonner à la diligence de l’autorité administrative l’autorisation d’installer de tels systèmes sans priver alors de garanties légales les principes constitutionnels » protégeant la liberté d’aller et venir, la vie privée et l’inviolabilité du domicile. Le Conseil exige que le législateur prévoie un contrôle préalable extérieur, tel que l’avis préalable d’une commission indépendante ayant pu en examiner la nécessité et la proportionnalité du dispositif (Conseil constit., 94-352 DC, 18 janvier 1995, §§ 6 et 12).

    De la même manière, la CJUE exige qu’une mesure de surveillance ne puisse être déployée qu’en faisant l’objet « d’un contrôle effectif soit par une juridiction, soit par une entité administrative indépendante, dont la décision est dotée d’un effet contraignant, visant à vérifier l’existence d’une situation justifiant ladite mesure ainsi que le respect des conditions et des garanties devant être prévues » (CJUE, C-511/18, La Quadrature du Net, 6 octobre 2020, §§ 139, 168, 179, 189 et 192).

    Ainsi, avant d’installer chaque caméra, une autorité indépendante doit pouvoir examiner si le lieu filmé est surveillé pour des justifications suffisantes propres à ce lieu – telles que la fréquence des infractions qui y surviennent, leur nature, leur gravité et les difficultés particulières que la police y rencontre. C’est ainsi que l’article L252-1 du code de la sécurité intérieure prévoit qu’un dispositif de vidéosurveillance ne peut être autorisé qu’après l’avis d’une commission départementale de vidéoprotection, présidée par un magistrat.

    En l’espèce, il est impossible de connaître à l’avance les lieux filmés par une caméras-piéton, aéroportée ou embarquée. La police et la gendarmerie décident seules et sur le vif des lieux à surveiller, en réaction à des situations imprévisibles par nature. La proposition de loi ne prévoit aucune forme de contrôle préalable car, en pratique, il semble effectivement improbable qu’une autorité extérieure puisse examiner en temps réel la nécessité pour un agent d’activer sa caméra ou pour un drone de survoler telle ou telle position.

    Cette impossibilité intrinsèque à toute caméra mouvante a des conséquences particulièrement graves : si la police souhaite abuser de ses pouvoirs afin, par exemple, d’envoyer un drone filmer les locaux d’une association, d’un journal ou d’un avocat, ou encore la résidence d’un parlementaire ou d’une personne bénéficiant d’un asile politique, elle pourrait le faire en toute discrétion et en toute autonomie, sans qu’aucune autorité indépendante n’en soit informée. À l’inverse, l’installation de caméra fixe est signalée et examinée par une autorité indépendante à même de dénoncer de telles dérives.

    En conséquence, les mesures de vidéosurveillance mouvante ne pouvant pas être examinées au préalable par une autorité indépendante, les dispositions qui autorisent leur déploiement violent la Constitution et le droit européen.

    C – Défaut d’information

    En droit, pour être conforme à la Constitution, une disposition qui autorise un dispositif de vidéosurveillance doit s’assurer « que le public soit informé de manière claire et permanente de l’existence du système de vidéosurveillance ou de l’autorité et de la personne responsable » (Cons. constit., décision 94-352 DC, 18 janvier 1995, § 5).

    De même, l’article 13 de la directive police-justice exige que le responsable d’une mesure de surveillance fournisse aux personnes concernées plusieurs informations, telles que l’identité du responsable, les finalités du traitement et le droit d’accéder aux données.

    S’agissant des caméras fixes, l’article R252-3 du code de la sécurité intérieure prévoit que chaque dispositif de vidéosurveillance soit accompagné d’une affiche indiquant « le nom ou la qualité et le numéro de téléphone du responsable auprès duquel toute personne intéressée peut s’adresser pour faire valoir le droit d’accès prévu à l’article L. 253-5 ». Seule une information aussi précise et complète permet de garantir le respect des garanties avancées par le Conseil constitutionnel et le droit de l’Union.

    En l’espèce, la proposition de loi prévoit que le public devrait être informé de la surveillance par drone « par tout moyen approprié  » et de la surveillance par caméra embarquée « par une signalétique spécifique de l’équipement du moyen de transport par une caméra ». En pratique, tel qu’il a été facile de constater ces dernières années, cette information sera systématiquement défaillante : un écriteau « vous êtes filmé » accroché à un hélicoptère volant à plus de 100 mètres n’aura aucun effet ; pire, un drone vole trop haut pour transmettre la moindre information visuelle ou sonore, et sa taille est si petite qu’il échappe souvent entièrement à l’attention des personnes surveillées. De même, les caméras-piétons se fondent parfaitement dans l’équipement des agents qui, eux-mêmes, se fondent facilement dans les foules surveillées, qu’ils n’ont aucun moyen visuel ou sonore d’informer de façon réaliste.

    Par ailleurs, la proposition de loi prévoit que les agents peuvent ne pas informer le public d’une surveillance par drone ou par caméra embarquée « lorsque les circonstances l’interdisent ». Cette dérogation est si large qu’elle retire tout effet utile que ces mesures auraient pu avoir. Cette dérogation est d’ailleurs inexistante dans la loi sur la vidéosurveillance fixe de la voie publique.

    En conséquence, les mesures de vidéosurveillance mouvante ne pouvant jamais être portées à la connaissance du public de façon suffisamment efficace, les dispositions qui autorisent leur déploiement violent la Constitution et le droit européen.

    D – Surveillance des lieux privés

    En droit, tel que rappelé ci-dessus, une des principales garanties qu’un système de vidéosurveillance doit respecter pour être conforme à la Constitution est de ne pas capter les images de l’intérieur des immeubles et de leurs entrées (Cons. const., décision 94-352 DC, §5).

    Ainsi, les caméras fixes sont orientées de façon à éviter de filmer les immeubles et, quand elles ne le peuvent pas, un système d’obstruction matérielle ou logicielle basique permet de ne pas capter l’image des immeubles (un rectangle noir, typiquement).

    En l’espèce, la vidéosurveillance mouvante filme des lieux qui changent constamment et qui ne peuvent être connus à l’avance. Or, il est techniquement irréaliste d’obstruer en temps réel l’image d’immeubles présents sur des lieux inconnus à l’avance et en mouvement constant – contrairement aux lieux statiques filmés par les caméras fixes. Le caractère mouvant de cette vidéosurveillance est mécaniquement incompatible avec une interdiction de filmer l’intérieur des immeubles.

    Dès lors, l’article 21 sur les caméras-piétons et l’article 22 bis sur les caméras embarquées ne prévoient aucune interdiction de filmer l’intérieur des immeubles – ce qui, en effet, serait irréaliste. Pourtant, ces caméras sont presque toujours en situation de filmer l’intérieur d’immeubles et de lieux privés, ne serait-ce qu’au travers des fenêtres.

    L’article 22 sur les drones prévoit une interdiction de filmer l’intérieur des « domiciles » ou de leurs entrées et non, comme l’exige le Conseil constitutionnel, l’intérieur de tous les « immeubles » en général. La police et la gendarmerie seraient seules à décider quels immeubles sont ou non des domiciles. Cette appréciation se ferait à la volée et en cours d’opération, ce qui semble parfaitement irréaliste – même via des outils d’analyse automatisée, qui ne seraient d’aucune aide s’agissant d’une appréciation aussi sociale et humaine de ce qu’est ou non un « domicile ». Mais ce problème est finalement sans importance dans la mesure où, de toute façon, aucun dispositif technique n’est capable d’obstruer en temps réels l’image mouvante d’immeubles, domiciles ou non.

    Au cours des débats à l’Assemblée nationale, la rapporteure Alice Thourot a reconnu sans ambiguïté, s’agissant des drones, qu’il « n’est matériellement pas possible d’interdire de visualiser les espaces privés » (voir les débats publics de la troisième séance du vendredi 20 novembre 2020 relatifs à l’amendement n° 1164).

    En conséquence, les dispositifs de vidéosurveillance mouvante ne pouvant jamais éviter de filmer l’intérieur des immeubles, les articles 21 à 22 bis, qui intensifient et autorisent leur déploiement, violent la Constitution.

    3 – Reconnaissance faciale

    Le titre III de la proposition de loi vise à intensifier la vidéosurveillance fixe et généraliser la vidéosurveillance par drones, hélicoptères et caméras-piétons. Toutes les nouvelles images captées par ces dispositifs, fixes comme mouvants, seront transmises en temps réel à un poste de commandement.

    Une telle transmission en direct donne aux forces de police et de gendarmerie la capacité d’analyser les images transmises de façon automatisée, notamment en recourant au dispositif de reconnaissance faciale autorisé par le décret du 4 mai 2012 relatif au traitement d’antécédents judiciaires. Cette technique, qui n’a jamais été autorisée par le législateur, est l’exemple typique de traitements de données biométriques qui, au titre de l’article 10 de la directive police-justice et de l’article 88 de la loi informatique et libertés, doivent démonter leur « nécessité absolue » dans la lutte contre les infractions et les menaces pour la sécurité publique. Pourtant, cette nécessité n’a jamais été démontrée et le droit français ne prévoit aucune garantie pour les limiter à ce qui serait absolument nécessaire. Au contraire, le recours à ces techniques semble être devenu systématique et ne reposer sur aucun contrôle de proportionnalité : en 2019, les autorités ont réalisé plus de 375 000 opérations de reconnaissance faciale, soit plus de 1 000 par jour (voir l’avis rendu le 13 octobre 2020 par le député Mazars au nom de la commission des lois de l’Assemblée nationale).

    Il ne fait pourtant aucun doute que l’analyse automatisée d’images de vidéosurveillance est aujourd’hui contraire au droit français et européen, qu’il s’agisse d’ailleurs de reconnaissance faciale comme de tout autre type d’analyse automatisée permettant l’identification et le suivi d’une personne, tel que la CNIL l’a encore dénoncé face au déferlement de caméras dites « intelligentes » au cours de la crise du Covid-19 (Cnil, « Caméras dites « intelligentes » et caméras thermiques », 17 juin 2020).

    Comme vu tout au long de la présente analyse, l’utilité opérationnelle des nouvelles captations et transmissions d’images semble nulle ou très faible. Il en irait peut être autrement si le véritable objectif de ces changements était d’abreuver les dispositifs de reconnaissance faciale d’une immense quantité de nouvelles images. Le gouvernement ne l’a jamais avoué explicitement, et pour cause : cet objectif est frontalement contraire au droit européen et ne saurait donc en rien justifier d’intensifier la vidéosurveillance tel que le propose la présente loi.

    Plutôt que de renforcer des pratiques aussi illégales qu’impopulaires, le rôle du législateur est d’empêcher l’analyse automatisée des images de vidéosurveillance et son renforcement par le titre III de la proposition de loi Sécurité Globale, qui doit donc être supprimé dans son ensemble.