Au nom de la lutte anti-terroriste, l’Europe menace de censurer Internet

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Nous republions la tribune de Marne dans Reporterre.

Depuis les attentats de 2015, la lutte contre le terrorisme est devenue un sujet majeur dans le jeu de la politique. Dans un pays où les élites se plaignent d’une défiance de plus en plus grande du peuple à l’égard des dirigeants et des médias, « le terroriste » représente l’ennemi commun idéal contre lequel se serrer les coudes. Du Parti socialiste au Rassemblement national, une grande partie du spectre politique surfe sur cette vague de peur, entretenue par certains médias généralistes, proposant coup sur coup : déchéance de nationalité, inscription de l’état d’urgence dans le droit commun, fermeture des frontières, interdictions de manifestation, assignations à résidence…

En mai prochain auront lieu les élections européennes, occasion pour ces « antiterroristes » de tous bords de se réveiller et de faire la démonstration de leur capacité à lutter farouchement contre l’insécurité. Emmanuel Macron n’est pas en reste, en poussant une loi européenne de censure de contenus terroristes sur Internet. À la suite de cet appel du pied, la Commission européenne a donc publié en septembre dernier une proposition de règlement — c’est-à-dire une loi directement applicable dans les États membres de l’union — « relatif à la prévention de la diffusion en ligne de contenus à caractère terroriste ». Le texte est actuellement en discussion au Parlement, le vote décisif aura lieu le 1er avril.

Il n’a pas échappé aux Gafam qu’un gigantesque marché de la modération s’ouvrait

Pour atteindre ses objectifs, le règlement prévoit de mobiliser tous les acteurs d’Internet, du petit forum associatif aux gros réseaux sociaux en passant par un média comme Reporterre. Tous devront s’engager dans la bataille contre le terrorisme, et mettre en place des mesures pour censurer automatiquement les fameux « contenus à caractère terroriste  ». Censurer de manière automatique signifie, au choix : développer des méthodes de reconnaissance automatique des contenus terroristes, ce qui est très coûteux (et aléatoire) ; ou avoir recours aux outils de modération que proposeront les Gafam, auxquels il n’a pas échappé qu’un gigantesque marché de la modération s’ouvrait.

Si un acteur ne censure pas un tel contenu, la police ne manquera pas de le lui signaler. Il devra alors retirer ce contenu en moins d’une heure. Cela impose à ces acteurs, souvent des associations ou de petits médias, d’avoir une personne disponible, tous les jours et à toute heure, pour obéir aux ordres de la police.

Autre point frappant dans ce texte, c’est le contournement du juge, normalement seul en mesure de déterminer si un contenu est terroriste ou non. Ici, ce sont les acteurs d’Internet qui sont désignés censeurs officiels. Dans le cas où ils ne seraient pas suffisamment stricts, la police pourra également utiliser son droit de censure. Afin de motiver les acteurs à ne pas être trop laxistes, le règlement prévoit des sanctions pénales et une amende pouvant atteindre jusqu’à 4 % de son chiffre d’affaires mondial à celui qui ne respecterait pas ces obligations.

L’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, un « acte terroriste » selon la définition européenne

Venons-en au fondement sur lequel nos censeurs doivent s’appuyer pour censurer : il s’agit de la définition d’« infractions terroristes » données par le droit de l’Union européenne. Elle concerne les meurtres ayant pour objectif de terroriser la population mais égrène également une longue liste d’exemples d’« infractions terroristes ». Liste au sein de laquelle le fait de « causer des destructions massives […] à un lieu public ou une propriété privée, susceptible […] de produire des pertes économiques considérables » ou encore de “gravement déstabiliser […] les structures politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales fondamentales d’un pays » sont considérés comme autant d’actes terroristes. La simple menace de commettre de tels actes entre également dans la définition.

Dans un contexte où la stratégie globale des dirigeants est d’assimiler toute forme d’opposition à des extrémistes, des casseurs, des haineux et des violents, la figure du terroriste se révèle bien pratique. Nous sommes maintenant bien habitués à entendre parler de terrorisme d’« ultragauche » qui intercepte des lignes de TGV, de terrorisme végane qui vandalise les boucheries, de terrorisme vert qui occupe des centrales nucléaires.

L’occupation de la Zad de Notre-Dame-des-Landes empêchant de construire un aéroport a des conséquences économiques, et c’est une action qui vise à « contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque », un des buts qui, selon le droit de l’Union européenne, pourrait permettre de qualifier un acte comme terroriste.

En avril 2018, après le retrait du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, les occupants de la Zad étaient régulièrement qualifiés de terroristes sur les plateaux de télévision1Gérard Feldzer, membre de la mission de médiation sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, disait par exemple en parlant des actions des occupants toujours présents sur la Zad, « il y a un peu de terrorisme derrière ça »..

Cette interprétation de la notion de terrorisme peut sembler assez grotesque, pourtant, elle ne l’est pas au regard de la définition de terrorisme du droit de l’Union européenne. En effet l’occupation empêchant de construire cet aéroport a des conséquences économiques, et c’est une action qui vise à « contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque », un des buts qui, selon le droit de l’Union européenne, pourrait permettre de qualifier un acte comme terroriste.

Ce règlement n’est qu’une partie de la machine à censure politique que construit le gouvernement

Avec une interprétation aussi large de cette définition, un appel à la grève générale ou au boycottage de certains produits pourrait également être considéré comme des « infractions terroristes ».

Après avoir rendu l’opposition politique inacceptable par le langage, elle est rendue illégale par le droit. Ce règlement n’est qu’une partie de la machine à censure politique que construit le gouvernement. La loi dite « anticasseurs » et la loi contre la haine en ligne, actuellement en préparation, sont construites dans la même logique. C’est en interdisant certaines actions politiques et en bridant la liberté d’expression de ses opposants qu’Emmanuel Macron entend garder le pouvoir.

La censure n’est qu’un élément de l’arsenal du pouvoir pour garder le contrôle d’un peuple qui ne le soutient plus. L’autre face de ce système répressif n’est autre que la surveillance. Surveillance et censure sont les deux principaux combats de La Quadrature du Net pour un Internet libre. C’est pourquoi elle appelle aujourd’hui les opposants au pouvoir en place et tous ceux qui veulent préserver un semblant de liberté d’expression sur Internet à appeler les députés européens chargés du texte pour leur demander de s’opposer à ce règlement de censure avant le 1er avril, date du vote en commission. Les numéros des députés et les arguments contre le texte sont sur le site de La Quadrature du Net.

References

References
1 Gérard Feldzer, membre de la mission de médiation sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, disait par exemple en parlant des actions des occupants toujours présents sur la Zad, « il y a un peu de terrorisme derrière ça ».