ACTA : Entre les mailles du droit de l’Union européenne

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La semaine prochaine, les pays négociataires se rencontreront pour une nouvelle série de discussions sur le tristement célèbre ACTA, qui entre autres choses a pour but de lutter contre la diffusion non-autorisée d’œuvres culturelles sur Internet. Ces derniers jours, les membres de la Commission européenne se sont efforcés d’apaiser les parlementaires, les groupes d’intérêt public et les citoyens en disant que l’accord n’irait pas plus loin que la législation européenne existante.

Neelie Kroes, qui sera prochainement promue Commissaire à l’Agenda numérique, a commenté les négociations de l’ACTA au cours de son audition de confirmation le 14 janvier, affirmant qu’il n’y aura pas « d’harmonisation par une porte dérobée« . Elle a également semblé exclure une nouvelle harmonisation des droits de propriété intellectuelle (DPI) en Europe, et a déclaré aux journalistes après l’audience que le principe de « simple transport »1Le simple transport est garanti par l’article 12 de la directive du commerce électronique de 2002. Ce principe établit un régime spécial de responsabilité des opérateurs de réseaux stipulant qu’ils n’ont aucune responsabilité juridique pour les données transmises par l’intermédiaire de leurs réseaux – un principe essentiel à la neutralité du réseau et garanti par la directive du commerce électronique – sera maintenu.

Mais comme le montrent clairement les récents développements, ACTA pourrait sérieusement impacter la neutralité du réseau et les autres principes fondateurs sur lesquels repose Internet et qui assurent le bon exercice des droits et libertés fondamentaux sur Internet, même sans aucune modification de la législation de l’UE.

Le Paquet Télécom : Un bien « pratique » contournement des droits des usagers

En Novembre 2009, le conseil de l’UE et le parlement se sont entendus sur un compromis pour remplacer l’amendement 138, qui a été adopté à deux reprises par une majorité de 88% du Parlement. L’amendement 138 a été une déclaration très claire et sans précédent de la part des représentants des citoyens européens, que sur Internet aussi, les droits et libertés fondamentaux s’appliquent. On y lisait que « aucune restriction ne peut être imposée aux droits et libertés fondamentaux des utilisateurs finaux [d’Internet], sans décision préalable des autorités judiciaires« . Le champ d’application de l’amendement 138 étant suffisamment large pour couvrir tous types d’infractions sur l’accès de la population à un Internet libre et ouvert.

Toutefois, certains États membres – la France et le Royaume-Uni en particulier – ne veulent pas de la protection complète accordée par l’amendement 138 et, par conséquent ont contraint le Parlement à l’abandonner. À l’époque, de nombreux députés du Parlement menés par Catherine Trautmann ont présenté le substitut de l’amendement 138 comme une protection suffisante, tandis que les groupes d’intérêt public déploraient que le champ d’application du compromis était significativement plus réduit que le principe général proclamé par l’amendement 138. Plus précisément, le compromis ne protège les utilisateurs d’Internet que contre « les mesures prises par les États membres » alors que l’amendement 138 s’appliquait à « toute restriction ». Il permet donc la mise en œuvre de pratiques anti-neutralité du réseau par les Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI) et d’autres restrictions imposées par des entités privées. En outre, la référence aux autorités judiciaires, qui sont normalement les seuls garants des libertés fondamentales dans les pays respectant la primauté du droit, a été supprimée.

La Commission européenne a appelé à des « accords volontaires » entre les FAI et les ayants droit

Le passage de l’amendement 138 à un substitut a ouvert la voie à une stratégie « d’autorégulation » visant à lutter contre le partage de fichiers. Quelques semaines seulement avant l’adoption finale du Paquet Télécom, en Septembre 2009, la Commission a publié un communiqué relatif à l’exécution des Droits de Propriété Intellectuelle (DPI). Dans le communiqué, la commission de direction générale du marché intérieur écrivait ce qui suit :

L’accent mis sur les intérêts communs devraient permettre d’encourager les accords volontaires entre les parties prenantes et donc d’aboutir à des solutions concrètes. Des accords volontaires pour combattre la contrefaçon et le piratage2Comme on peut clairement le constater ici, l’approche de nombreux politiques sur le partage de fichiers est caractérisée par une dangereuse confusion entre la contrefaçon et le piratage. sur le terrain peuvent donner aux parties prenantes la souplesse nécessaire pour s’adapter rapidement aux nouvelles évolutions technologiques. En outre, cette approche permet aux intervenants eux-mêmes d’élaborer des mesures optimales, en particulier des solutions technologiques. Les accords volontaires peuvent également être plus facilement étendus au-delà de l’Union européenne et devenir une fondation pour une meilleure pratique dans la lutte contre la contrefaçon et le piratage au niveau mondial.

Ces derniers mois, il y a eu une opposition forte entre les FAI et les ayants droit, ces derniers voulant transférer aux premiers une partie des coûts associés à la répression de partage de fichiers. Bien qu’il ne peut en être ainsi, les titulaires de droits se figurent qu’altérer l’ouverture qui constitue le principe même de l’architecture de communication, à savoir mettre un terme à la neutralité du réseau en mettant en œuvre des pratiques de filtrage visant à empêcher la transmission non autorisée d’œuvres protégées sur le réseau, est le seul moyen efficace pour dissuader le partage de fichiers.

La Direction générale Marché intérieur et services de la Commission Européenne été attentive aux cris des industries du divertissement. Dans les semaines qui ont précédé la publication du communiqué sur l’application des DPI (sorti début Septembre 2009), un ensemble de réunions ont eu lieu entre les représentants de l’industrie, afin de tenir compte des spécificités des accords volontaires. Les FAI ont été contraints à s’y joindre sous la menace de la législation3 Une telle menace est toujours en suspens : le communiqué renvoie à la législation en avertissant que « la Commission suivra attentivement le développement et le fonctionnement des accords volontaires et demeure prête à envisager d’autres approches, si nécessaire dans l’avenir » (p. 10). .

ACTA : mettre fin au « simple transport » à travers l’autorégulation

Favoriser les « accords volontaires » entre les FAI et les titulaires de droits est exactement ce que l’ACTA propose. Bien que cet accord multilatéral traite un large éventail de questions concernant l’application civile et pénale des droits de propriété intellectuelle, un chapitre entier est consacré à l’Internet. En Novembre 2009, la proposition états-unienne de ce chapitre a été discuté entre les pays participant aux négociations. Un résumé de la proposition de la Commission Européenne a été envoyé aux États membres et a fuité. Il a confirmé les craintes de nombreux activistes des droits civils. Selon le document, la proposition prévoit que :

Pour bénéficier de la dérogation4La dérogation se réfère au principe de simple transport (« Mere conduit »)., les FAI doivent mettre en place des politiques visant à dissuader le stockage et la transmission non autorisée de contenus (ex : des clauses dans les contrats clients qui permettraient, entre autres, une riposte graduée). D’après ce que nous avons compris, les États-Unis ne demanderont pas à ce que les autorités créent de tels systèmes. À la place, ils exigent une certaine auto-régulation par les FAI.

Ainsi, il apparaît maintenant que le substitut à l’amendement 138, en refusant d’accorder aux utilisateurs d’Internet une protection contre les abus potentiels de la part des fournisseurs de services Internet, a créé un vide important qui est exploité par des voies non démocratiques.

Que faire?

Malgré les paroles rassurantes de la Commissaire Reding et de la Commissaire Kroes au cours de leurs auditions respectives, la commission et les États membres doivent tout révéler sur le sujet.

Comme demandé par une coalition mondiale de groupes de société civile dans une lettre ouverte, elles doivent rendre le processus de négociations transparent et refuser toute proposition qui porterait atteinte aux droits et libertés des citoyens. En particulier, conformément à la résolution votée en 2008 par le Parlement Européen, l’infraction au droit d’auteur dans un cadre non-commercial devrait être exclue des négociations5 Selon le Parlement: « la Commission devrait tenir compte de certaines fortes critiques de l’ACTA dans ces négociations en cours, à savoir que le traité pourrait permettre aux titulaires de marques et copyright de s’ingérer dans la vie privée de contrevenants présumés, sans procédure légale, ou encore qu’il pourrait criminaliser l’infraction au droit d’auteur et aux droits de marques dans un cadre non-commercial, qu’il pourrait renforcer les technologies de gestion des droits numériques (DRM) en sacrifiant les droits « d’utilisation acceptable », qu’il pourrait mettre en place une procédure de règlement des litiges en dehors des structures existantes de l’OMC et, enfin, qu’il pourrait obliger tous les signataires à couvrir les coûts de l’application du droit d’auteur et des infractions aux marques.« .

References

References
1 Le simple transport est garanti par l’article 12 de la directive du commerce électronique de 2002. Ce principe établit un régime spécial de responsabilité des opérateurs de réseaux stipulant qu’ils n’ont aucune responsabilité juridique pour les données transmises par l’intermédiaire de leurs réseaux
2 Comme on peut clairement le constater ici, l’approche de nombreux politiques sur le partage de fichiers est caractérisée par une dangereuse confusion entre la contrefaçon et le piratage.
3 Une telle menace est toujours en suspens : le communiqué renvoie à la législation en avertissant que « la Commission suivra attentivement le développement et le fonctionnement des accords volontaires et demeure prête à envisager d’autres approches, si nécessaire dans l’avenir » (p. 10).
4 La dérogation se réfère au principe de simple transport (« Mere conduit »).
5 Selon le Parlement: « la Commission devrait tenir compte de certaines fortes critiques de l’ACTA dans ces négociations en cours, à savoir que le traité pourrait permettre aux titulaires de marques et copyright de s’ingérer dans la vie privée de contrevenants présumés, sans procédure légale, ou encore qu’il pourrait criminaliser l’infraction au droit d’auteur et aux droits de marques dans un cadre non-commercial, qu’il pourrait renforcer les technologies de gestion des droits numériques (DRM) en sacrifiant les droits « d’utilisation acceptable », qu’il pourrait mettre en place une procédure de règlement des litiges en dehors des structures existantes de l’OMC et, enfin, qu’il pourrait obliger tous les signataires à couvrir les coûts de l’application du droit d’auteur et des infractions aux marques.«