Tout ça pour jouer aux petites voitures…

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La Quadrature du Net reproduit ci-dessous une tribune d’Oriane, Présidente de la Fédération des fournisseurs d’accès à Internet associatifs sur le Code européen des communications électronique et ses enjeux politiques. Cette tribune a été d’abord publiée sur son blog.

Premières notes de lecture sur le Paquet Télécom.
Comme vous le savez peut-être, je me suis essayée à la lecture cursive du Code européen des télécommunications (Paquet Télécom). Voici mes premières impressions, extraits de mes notes de lecture. Elles ont tardé, un peu, elles concernent surtout l’introduction du texte, mais c’est mieux que rien.

Qu’est-ce que le Paquet Télécom ?

Quelques éléments de contexte d’abord : les règles qui encadrent aujourd’hui les télécommunications en Europe sont réparties dans un certain nombre de texteshttps://ec.europa.eu/digital-single-market/sites/digital-agenda/files/Copy%20of%20Regulatory%20Framework%20for%20Electonic%20Communications%202013%20NO%20CROPS.pdf. En 2009, on a trouvé le nom commode de « Paquet Télécom » à la réforme qu’a subi alors ce corpus de textesJe m’en souviens bien, je devais être toute fraîchement arrivée à La Quadrature à ce moment-là, et c’est un de mes premiers contacts avec le monde des télécoms, le BEREC et ses enjeux. Neelie Kroes était à la Commission. Cf. https://www.laquadrature.net/fr/Telecoms_Package.. Je continue à nommer ce corpus législatif ainsi parce que c’est bien commode. C’est bien un « paquet législatif » !

Suite au règlement de 2015 sur l’Internet Ouvert et dans le cadre de l’objectif du Digital Single Market, la Commission a décidé d’entamer une nouvelle réforme ! L’idée : prendre toutes ces directives éparpillées et les remettre ensemble dans une seule et même directive. C’est fort louable en soi.
Sauf que c’est l’occasion pour la Commission d’aller remettre son nez dans absolument tous les textes qui encadrent le marché des télécoms en Europe. C’est annoncé comme une réforme a minima. Évidemment que non : ça a été l’occasion de glisser plein de petits changements partout (et Dieu sait, en droit européen, que le Diable est dans les détails) sous prétexte de ranger le texte tout bien.

C’est donc le dossier auquel le groupe Régulation de la Fédération FDN s’est attaqué. Nous savons que l’on ne trifouille pas le Code des télécoms tous les quatre matins (plutôt environ tous les cinq ans). Nous savons que les enjeux sont importants. Ce texte définit les cadres de ce que va devenir le marché des télécommunications dans les cinq prochaines années (autant dire, une éternité en temps Internet) : c’est là-dedans que le régulateur européen, le BEREC, ira trouver des armes pour faire son travail. Si on doit sanctionner des pratiques, il trouvera les outils pour le faire là. Si l’on veut une convergence d’opérateurs au niveau européen, c’est là qu’on va en prévoir les modalités. Énormément de choses se décident au niveau européen.

Une grille de lecture centrée sur l’intérêt général

Pour nous, il y a des questions importantes sur le plan économique : est-ce qu’il y a une place pour les petits opérateurs alternatifs et locaux dans le Digital Single Market ? Est-ce qu’on fera partie de l’aventure quand la directive qui a donné naissance au BEREC soufflera son quart de siècle ? Ce qui est très probable, c’est que nos associations seront toujours là, et qu’elles continueront leur travail d’analyse et de défense de la neutralité du Net. Ce qui est moins clair, c’est leur place sur un marché des télécoms globalement hostile.

Paradoxalement, ce ne sont pas les questions les plus préoccupantes. Avant de se soucier de ça, il y a un autre volet de questions, qui découle directement de notre mission d’associations de défense de la neutralité du Net : quelle société est envisagée dans ce grand plan quinquennal des télécommunications en Europe ? Est-ce compatible avec ce que nous voulons ? Cette question, cet enjeu, c’est notre inquiétude première. De cette inquiétude découle une grille de lecture des textes de régulation des télécoms axée sur leur contribution à l’intérêt général. En effet, comme nous ne défendons aucun actionnaire – nous défendons nos membres – nous avons un projet de société autour d’Internet. Ça a l’effet curieux de nous donner une focale plus proche du service public que de la vision classique d’un opérateur.

Quel est le projet de société de la Commission ?

Je vous livre ici ma première impression. Le texte qui suit concerne principalement le propos liminaire au texte législatif lui-même, celui où la Commission explique pourquoi il est important en Europe de s’armer d’un Code des télécommunications unifié.

Commençons par le début : en entamant la lecture du texte, j’ai présupposé qu’intégré comme il l’est dans la stratégie du Digital Single Market, produit par la Commission qui est un organe exécutif en Europe, il était porteur d’un projet politique. Avoir un projet politique, c’est avoir une certaine idée de la société, vers quoi on tend en prenant des mesures législatives, en réformant, en allouant du budget à des institutions. En termes kantiens (oui, je sais), avoir un projet politique, c’est viser une fin, et accorder tous les moyens mis à sa disposition pour s’en approcher. Ainsi, on ne construit pas la même société (on ne poursuit pas la même fin) quand on alloue du budget à la recherche et qu’on prend des mesures pour la protection de la vie privée de ses administrés que lorsqu’on alloue du budget à la police et qu’on vote des lois pour surveiller les gens.

Pour moi, le rôle du texte liminaire du Paquet Télécom est précisément de donner au législateur (le Parlement européen, qui étudie le texte) une idée de la fin visée par la Commission, avant de présenter les moyens pour y parvenir (les dispositions légales). On a donc une vingtaine de pages qui sont censées expliquer la vision de la Commission, ses constats, ses buts, les études d’impact réalisées. J’ai lu ce texte en me posant la question : « avant même de savoir ce que contient la réforme, quelle est la fin visée et est-ce qu’elle est compatible avec la fin que je vise moi ? ».

Et bien, malgré ce qu’annonce la Commission sur la page d’accueil de son site web (« La commission européenne œuvre pour l’intérêt général »), l’expression « intérêt général » elle-même est à peine présente dans cette introductionLe terme ne fera son apparition que page 4 « poursuivre des objectifs d’intérêt général, relatifs notamment à la réglementation en matière de contenus et à la politique audiovisuelle. ». Ah, la télé, pardon, je pensais qu’on parlait de choix de société.. Autant dire qu’on se demande (pour ce que ça coûte de rajouter ce genre de propos en introduction d’une directive, je ne parle même pas d’en faire quelque chose de contraignant) si la Commission n’était pas en train de se moquer de nous, ou, autre hypothèse, d’assumer ouvertement que ce n’est pas le point dans sa réforme, auquel cas il faudrait changer alors l’introduction du site web, et assumer de ce côté-là aussi.

Faire une grande réforme sur l’encadrement du numérique en Europe, n’en déplaise à Pilar del Castillo, rapporteure actuelle du texte, ce n’est pas juste viser qu’en 2025 on aura la 5G – ça c’est un moyen. On est quand même en train changer les règles du jeu de comment se construit ce qui aujourd’hui est le liant principal entre les Européens. Pas uniquement entre les entreprises et leurs clients, non, entre tous les européens. Ce n’est pas rien. C’est ce qui fait que les universités peuvent mettre sur pied de passionnants projets de recherche qui couvrent plusieurs territoires à l’échelle de l’UnionPar exemple cette étude sur les itinéraires culturels, à cheval entre la France l’Italie et l’Italie., c’est ce qui fait qu’on peut naître à Bruxelles, faire ses études à Madrid et fonder un start-up à Berlin (sans perdre contact avec sa famille), c’est ce qui fait qu’on peut discuter sur Twitter avec Thomas Pesquet qui est à l’ISS. Ce dont les gens se préoccupent et ce qui change la donne, ce n’est pas est-ce qu’il y aura de la 5G à tel endroit ou s’ils pourront rouler en voitures connectées demain.

C’est par exemple : est-ce qu’ils pourront accéder aux informations et contenus culturels comme tout le monde depuis la campagne où ils résident, même pendant les heures de pointe ? Et pas demain dans 5 ans quand un opérateur daignera fibrer leur patelin, demain dans 48h, parce qu’ils ont déjà ces besoins et déjà ces pratiques culturelles là ?Ce sont des besoins suffisamment urgents pour être en fait pris en charge par les habitants lassés d’attendre les collectivités sur ce point…on a des exemples dans le Calvados, dans le sud-ouest, notamment. En d’autres termes, est-ce que le réseau viendra donner un accès égal à la culture et à l’information pour tous, ou est-ce qu’on accepte l’idée de citoyens de seconde zone, qui ne peuvent pas regarder les mêmes séries que tout le monde, parce que c’est tout juste si un mail avec deux photos de vacances jointes passe, chez eux. La fin, c’est les relier à l’espace public. Le réseau, c’est le moyen.
Quand j’avais commencé cet article, le Commissaire européen à la société numérique était Günther Oettinger, dont on sait par ailleurs qu’il est assez lié au monde de l’automobile et sensible à ses arguments. La voiture connectée Et la 5G, parce qu’il est entendu que la voiture connectée doit être toujours connectée, sinon elle tombe en panne. Un tel véhicule ne pourrait pas être commercialisé, parce que trop dangereux : et si la voiture perd le réseau sur l’autoroute ? Ces engins sont évidemment conçus pour pouvoir se passer de réseau… En plus de constituer en un projet politique dont vous apprécierez la portée, l’argument est fallacieux. C’est plus qu’agaçant. justifie beaucoup de choses dans le Paquet Télécom. Cette tendance n’a pas disparu quand le dossier a changé de mains. Le texte est focalisé sur des moyens (la voiture connectée en est un), non sur la fin.

Suit un tableau très rapide, issu de mes notes éparses sur l’introduction, des présupposés donnés par le texte. Ce ne sont que des petites notes de marge. Je pourrais reprendre une analyse plus près du texte, plus linéaire, c’est mon métier. J’ai préféré publier mes notes de marge plutôt que rien car le temps me manque (c’est long, d’épuiser l’analyse d’un texte comme celui-là, et je suis tout de même en doctorat). Mais déjà, je crois, ces touches dans l’introduction donnent le ton du texte et peuvent l’éclairer un peu.

Loin des citoyens, près des actionnaires

L’introduction pèche, au tout début, par un exposé du contexte somme toute assez pauvre car centré sur la technologie, ce qui amène ensuite la Commission à faire des constats qui ne visent pas plus loin que la fluidification de l’utilisation d’éléments techniques sur le territoire européen. C’est dommage, ce texte qui se présente comme le grand Code des télécommunications manque en fait sérieusement d’ambition. Ce sont des constats qui sont concentrés sur les moyens et non les fins, et c’est en cela qu’ils manquent de vision.

Or, avec une phrase introductive annonçant que « depuis 2009 », le monde a bien changé, on aurait pu s’attendre à un tableau un peu général sur ce que l’Europe est devenue, grâce au numérique, sur ce qui est permis grâce à la démocratisation de l’accès et des équipements techniques. Ce n’est pas exactement ce qu’on trouve. En prime, on nous propose pour demain « plus d’innovation ». L’innovation n’est ni une valeur en soi, ni un plan de société. Faciliter la mobilité entre les États membres de l’Union et la communication entre les citoyens pour renforcer leurs liens, c’est un projet, c’est une fin. Le moyen, c’est par exemple abolir le roaming, voyez où est le moyen et où est la fin ici.

L’innovation, je ne sais pas ce que c’est comme projet. Innover, oui mais pour quoi, et surtout pour qui ? Ce n’est absolument pas clair que ça profitera à tous et toutes. Vraiment pas. Tu crois que les gadgets connectés hors de prix qu’on a vus au CES (c’est un des visages de l’ « innovation ») vont profiter à une large portion de la population, vont faire baisser le chômage, faire avancer des droits civiques comme la liberté d’expression, ou assurer la diversité de l’information dans une société démocratique ? Vraiment ? Les grands problèmes posés aujourd’hui à l’Europe (la montée des extrêmes, les flux migratoires, etc.), c’est vraiment la pomme de douche ou la voiture connectée qui vont les résoudre ?

Quand on continue la lecture, on a un bout de réponse. Le mot « consommateur » revient régulièrement, et ce tout au long du texte législatif lui-même (159 occurrences dans la version déposée en septembre 2016, je n’ai pas pris en compte les nombreux amendements. Le mot « citoyen » n’en a que 27 sur les 283 pages du document). Clairement, ce ne sont pas des citoyens que ce texte concerne, mais des « consommateurs ». Je ne sais pas pour vous, mais je n’aimerais pas que mes droits civiques se restreignent au seul Code de la consommation. C’est assez choquant, de se voir rabaissé du rang de citoyen à celui d’individu poussant un caddie au supermarché. Je pensais être plus que ça en tant que citoyenne de l’Europe, et surtout : je pensais qu’Internet me permettait de faire un peu plus que de pousser un caddie virtuel.
Dans la relation de consommation, celui qui y gagne, c’est celui qui vend le produit. Si les individus ici concernés ne sont que des consommateurs, alors ce ne sont pas les citoyens qui gagnent.

Ce qui est triste, c’est que, dans la bataille, ma position est celle de l’intérêt général. Juste, je pose la question : à quoi sert de construire un réseau européen, un wifi européen mêmeCf. https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/wifi4eu-le-wifi-gratuit-pour-les-europeens. si le projet ne concerne en fait pas…les premiers concernés ? A quoi sert le réseau, dans cette vision des choses, à part engraisser des actionnaires ? A quoi ça nous sert ?

L’Europe que j’ai envie de construire

Je ne suis pas passionnément Européenne. L’Union telle qu’elle est faite aujourd’hui l’est sur des bases qui ne sont même pas celles que je veux. J’ai été investie dans assez de campagnes européennes avec La Quadrature pour comprendre ce que c’est que les instances dirigeantes à ce niveau. Je sais qu’il y a très peu de marge de manœuvre. Je sais qu’il y a beaucoup de lobbying. Je sais que le projet européen a d’abord été une question de libre-échange et de commerce, pas de droits humains.

Mais je sais ce que je voudrais faire de l’Europe. Tenez, on vient de fêter l’anniversaire d’Erasmus. Le projet derrière Erasmus est de faire une Europe plus unie par l’échange de savoirs, par la discussion, par l’ouverture d’esprit de la jeunesse. Ça, ça me semble essentiel. L’Union européenne, souvenez-vous, arrive quand même après-guerre, c’est porté par la détermination de la France et de l’Allemagne de tout mettre en œuvre pour ne plus se taper dessus : des liens commerciaux forts, mais aussi des liens culturels, parce que mine de rien, se comprendre entre voisins, ça donne moins envie de se taper dessus. Faire voyager des étudiants, les laisser tisser des liens avec d’autres étudiants, leur permettre de faire circuler des idées, du savoir (ils reviennent chez eux avec ce qu’ils ont appris et peuvent partager leur expérience), ça, ça vise une société dont j’ai envie.

De la même manière, mailler l’Europe grâce à des opérateurs locaux, qui sauront répondre efficacement aux problèmes locaux tout en donnant accès à ce qui relie aujourd’hui les citoyens à leur espace public – Internet, est une des réponses les plus intelligentes au défi de l’unification des territoires par la connectivité à Internet. C’est contre-intuitif pour un technocrate, qui se dit que si le marché est tout bien homogène avec la même offre partout parce que c’est le même méga-opérateur européen qui est présent partout, ça unifiera le territoires.

Les territoires résistent à cela. Les géographes savent cela depuis…longtemps. Dans ma discipline, les Sciences de l’Information et de la Communication, on sait que le territoire, c’est aussi construit par des représentations médiatiques, par un jeu de distances très complexes entre le très local et le national. Les journaux locaux, par exemple (et assez paradoxalement), sont de puissants vecteurs de cohésion du territoire national, parce qu’en parlant de choses très locales comme des grands sujets nationaux et internationaux, ils permettent d’intégrer le territoire local (la région, le département, la ville) dans un ensemble plus grand (le pays). Le Monde, édition nationale, ne construit pas ça, ou pas avec la même efficacité. Aujourd’hui, ce lien d’intégration dans un territoire local puis plus grand passe de plus en plus par le Web et Internet, par les réseaux sociaux notamment – et ça, c’est le domaine de ma thèse.

Les télécoms n’échappent pas à ces dynamiques-là. Ils constituent une infrastructure particulière qui permet de construire ces liens complexes entre expression de soi, image du territoire, sentiment national. Ce que les gens font tous les jours en publiant la vue à leur fenêtre sur Instagram, c’est l’hypothèse que je tends à vérifier pour l’instant, ça les relie à leur territoire. Ça, c’est possible parce que la couverture 3G/4G dans le quartier est bonne. C’est plus facile de faire ça à Paris qu’au fond de la Corrèze. Je reformule : c’est techniquement plus facile de construire du lien avec son territoire à Paris qu’au fond de la Corrèze.

Pour rendre ça possible au fond de la Corrèze, pour que les paysages corréziens participent, aussi du patchwork bariolé des images ordinaires classées dans #europe, qui vient dire : « voilà à quoi ressemble l’Europe ici », pour que ce partage de représentations se fasse, c’est plus efficace d’aller chercher un opérateur local, qui connaît la topologie, les gens, les problèmes spécifiques à ce patelin, et qui saura y répondre de manière spécifique, certainement hors de tout plan de rentabilité, que de piocher dans la grille préfabriquée que MégaTélécom a concoctée depuis ses bureaux à Berlin.

Ce qu’on nous prépare, c’est plutôt le deuxième scénario. Ça ne fera pas du réseau européen. Ça va relier, très bien, Rome, Berlin, et Paris. Relier Trifouillis-sur-Glotte à l’Europe, ce n’est pas rentable. Ça ne drainera jamais assez de consommateurs. C’est dommage, c’était essentiel.

Le monde que je veux n’est pas dans les cartons de la Commission et du Parlement. Ils préfèrent jouer aux petites voitures.