Les Quadratures de nos Vies

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Tribune de Jérémie Zimmermann. 10 ans après avoir co-fondé la Quadrature du Net, 4 ans après en avoir quitté la coordination et représentation à temps plein pour s’en éloigner peu à peu, Jérémie quitte aujourd’hui officiellement l’association en démissionnant de son statut de membre.

Les Quadratures de nos Vies

À mes camarades d’aventures passées, présentes et futures,

Lorsque nous avons créé La Quadrature du Net il y a 10 ans, nous avons fait le pari fou d’une plateforme d’action pour contribuer à défendre les libertés sur Internet qui prendrait la forme d’une « non-structure ». Une bande de potes derrière une bannière commune, partageant des idées et certaines formes d’inspiration et d’expérience, pour apprendre ensemble et inventer des modes d’action marquants et irrévérencieux, pour surprendre et être là ou l’on ne nous attendrait pas. Une aventure qui nous fit très tôt gagner en visibilité, en soutiens et en reconnaissance.

Si dès le début nos actions étaient portées sur les dossiers législatifs, c’était avant tout pour les documenter, et avec eux la corruption des processus de prise de décision politique et l’influence des lobbies industriels. C’était également pour avoir une chance de porter des propositions concrètes jusqu’aux plus hauts niveaux. Il n’y a rien à regretter de ces tactiques et il est clair qu’une partie d’entre elles mérite encore d’être menées aujourd’hui, ne serait-ce que par ce qu’elles portent de potentiel d´éveil politique.

Ceci étant, bon nombre d’entre nous ont fini de se lasser de la documentation de la corruption des processus politiques et législatifs, qui fait écho à bien d’autres domaines: environnement, énergie, finance, militarisation rampante, sécurité alimentaire, etc.. Autant de sujets où nombreux ressentent ce même malaise lorsque les acteurs politiques renoncent à leur pouvoir et à leurs devoirs pour céder aux groupes industriels et à leurs intérêts, et sur lesquels beaucoup ne voient aucune raison d’être optimistes en se disant qu’il n’y a « rien à faire ».

Dès nos débuts comme « cinq gus dans un garage » nos méthodes d’action reposaient non sur la représentation mais sur la capacitation: fournir des moyens, des outils, mais aussi des discours permettant de comprendre pour se mobiliser et prendre part à ces processus; participer plutôt que consommer. Nous n’étions pas tant « La Quadrature » qu’une partie active d’une nébuleuse d’acteurs, individus, structures, qui gravitaient en toutes parts, souvent au delà des frontières, en participant à nos actions et en les relayant. Quelques rares victoires éclatantes en chemin auront illustré le caractère explosif de ces réseaux de réseaux imprévisibles, informels et ad-hoc, lorsqu’ils émergent dans de bonnes conditions.

Pendant plus de 4 ans nous n’avons eu ni locaux, ni structure formelle, ni compte en banque, qu’un processus de consensus rapide entre un petit nombre d’individus se faisant confiance et quelques maigres compensations bricolées en guise de salaires. Des conditions précaires, porteuses d’insécurité, donc d’une certaine forme de violence s’ajoutant à celle inhérente à nos combats politiques, associées à des niveaux d’exigence sur nous-mêmes nous poussant parfois à faire des erreurs dont je porte une grande part de responsabilité (j’espère en avoir compris et appris pour la plupart.. s’il vous plaît contactez-moi si vous pensez que ça n’a pas été le cas).

Il y a 5 ans, pour accompagner mon inévitable départ en « burn-out », nous avons fait le choix rationnel de l’institutionnalisation de La Quadrature du Net, afin de la faire évoluer et survivre de façon durable et pour tenter de protéger ses participants. Je crois aujourd’hui que nul d’entre nous ne pouvait réaliser à l’époque ce que cette décision recelait de changements qui allaient radicalement altérer nos façons de nous organiser, de rêver, d’agir et de vivre ensemble.

Après une prise de distance progressive, les processus administratifs ont fini de m’éloigner définitivement de La Quadrature. Il me semble que budgets, rapports, mais surtout recrutements (« ressources humaines »!), gestion et autres processus plus ou moins déshumanisants sont la norme de toute structure institutionnalisée, son essence. Avec eux les réunions, les groupes et sous-groupes qui se forment, l’information qui circule mal, les conflits inter-personnels, etc. Certes nombres de ces contraintes et problèmes existaient probablement déjà, et sont peut-être inhérents à tout groupe qui évolue sur la durée et en nombre de participants. Je pense qu’ils s’en seront néanmoins trouvé amplifiés au fil du temps, apparaissant de plus en plus comme inévitables.

Bref, ce que nous avons pu constater comme paramètres caractéristiques des froides institutions politiques, administratives ou industrielles que nous combattions, ont pris une importance croissante dans notre microscopique bande, avec leur lot de ressentis et de douleurs… laquelle structure apparaissant dans le même temps de l’extérieur comme plus sage, plus prévisible, plus « présentable », plus compatible avec le fait de devenir un « bon client » des médias, un « interlocuteur » pour des pouvoirs publics avides de vernis démocratique.

Il me semble aujourd’hui que ces paramètres et contraintes institutionnelles sont en fait un cadre imposant des modes d’organisation qui limitent considérablement nos capacités humaines et tactiques. Comme j’ai pu le constater à bien des endroits au cours des années, la structure devient parfois un élément prépondérant pour ses membres, au point que sa gestion et sa continuation en consomment une part essentielle de vie… Cette vie avec ce qu’elle implique de différences, de contradictions ou de conflits parfois, est pourtant la base dont nous avons besoin pour garder la capacité à inventer, prendre des risques, mais surtout rêver, nous amuser et être nous-mêmes. Sans cela il me semble impensable que nous puissions être les acteurs épanouis de quelque changement profond que ce soit.

Nous faisons désormais face à des défis qui étaient presque inimaginables il y a 10 ans, le seul fait de les évoquer nous faisant alors passer pour des illuminés. La consolidation en empires des géants des données en collusion avec les instances militaires ou de renseignement pousse l’infiltration de ce capitalisme de la surveillance et du contrôle à tous les étages de notre monde, y compris ceux politiques, symboliques et affectifs. Cette corruption avance en résonance avec la montée globale de nouvelles formes de fascisme imposant de notre part de profondes remises en question pour mettre à jour nos stratégies, les interconnecter au delà de nos horizons et (ré)inventer nos modes d’actions.

Nous sommes nombreux à conserver cet espoir que les logiciels libres -bien commun appartenant à tous- ainsi que les services et communications décentralisés -restant sous notre contrôle- et le chiffrement de bout-en-bout -offrant une potentialité de confiance et d’intimité- sont la clé d’un usage éthique de la technologie permettant à tout le monde de comprendre, décider et s’organiser par eux-mêmes. Nous devons encourager ces technologies, participer à leur développement et les promouvoir en se posant la question de la confiance dans le matériel sur lequel les exécuter, et son contrôle.

Pourtant, là aussi il nous faut peut-être mettre à jour notre façon de penser et agir sur ces questions, en les considérant d’abord pour leurs aspects politiques et éthiques, en déconstruisant patiemment le techno-optimisme béat des années 90 et 2000 et sa vision de technologies qui pourraient être « neutres » ou « apolitiques », ou justifiées par le confort ou le seul « fun ». Penser et agir une techno-politique de la résistance à l’oppression en somme… Ceci étant dit il devient clair à beaucoup d’entre nous que ces aspects seuls ne seront en aucun cas suffisants pour endiguer les problèmes systèmiques auxquels le monde fait face aujourd’hui.

Je ne souhaite décourager personne, et suis heureux que certaines des actions de La Quadrature existent au sein d’une indispensable diversité de tactiques. J’en respecte les individus qui la constituent, ainsi que leur engagement. Nombre d’entre eux sont et resteront, par toutes ces expériences partagées et le reste, mes camarades.

Je veux simplement rappeler à toutes et tous qui nous ont suivis, soutenus et portés, qui ont contribué par leur énergie, leur présence, leur force et leur intelligence, que le monde reste à inventer et à (dé/re)construire.

Je nous souhaite à toutes et tous d’expérimenter des formes de vies et d’organisation permettant de se retrouver par affinités et dont les structures ne seraient que des outils que l’on crée ou détruit en une nuit selon les besoins; d’inventer des moyens d’agir adaptés à chaque instant, par passion, dans la joie et pour les lulz; de partager connaissances et expériences tous azimuts en respectant et en encourageant nos diversités pour en apprendre; de remettre tout cela et nous-mêmes régulièrement en question, de façon bienveillante et positive, afin d’apprendre de nos erreurs et du passé.

Je nous souhaite aussi de vivre en nous dégageant de la pression des institutions, des contraintes administratives et contractuelles et de ne jamais nous laisser écraser par le poids de structures qui auraient pris tant d’importance que l’on n’oserait même plus imaginer s’en passer.

Merci pour tout ce que nous avons partagé, et pour tout ce qu’il nous reste à inventer, expérimenter et partager ensemble!

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