État d’urgence : l’infamie ne doit pas cacher la mise en place d’un état policier

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Paris, le 7 janvier 2016 — Philippe Aigrain, cofondateur de La Quadrature du Net, a publié le 27 décembre dernier un texte personnel sur l’état d’urgence et la révision constitutionnelle proposée par le gouvernement. Nous le republions, pour prendre conscience, derrière les débats enflammés et souvent indécents sur la déchéance de nationalité, de la réalité et des risques de l’inscription dans la Constitution française de l’état d’urgence. Nous renvoyons également à l’excellente analyse publiée sur le sujet par le juriste Cédric Mas.


P. Aigrain,
photo M-L Nguyen, CC-BY-SA 2.5

Dans son blog du Monde, Thomas Piketty a caractérisé comme infamie le projet de déchéance de la nationalité pour les bi-nationaux même nés Français, projet dont il apparaît de plus en plus qu’il est poursuivi avec acharnement par François Hollande, y compris dans l’éventualité d’une opposition parlementaire. Thomas Piketty le décrit comme créant :

une inégalité insupportable et stigmatisante – en plus d’être totalement inutile et inefficace dans la lutte contre le terrorisme – pour des millions de Français nés en France1Il vaudrait mieux dire ici nés Français, car le projet s’applique également aux Français nés à l’étranger dont l’un des parents est français., dont le seul tort est d’avoir acquis au cours de leur vie une seconde nationalité pour des raisons familiales.

On pourrait ajouter qu’il représente aussi une dénégation majeure et porteuse des pires dérives et retours du refoulé : ce projet veut nier que ce sont bien des Français, ayant grandi dans l’état réel de nos sociétés qui commettent les crimes qui lui servent de prétexte. Tout comme ce sont des Français qui se servent de ces crimes pour déverser leur propre haine contre des populations entières.

Infamie il y a donc bien. Mais c’est sur autre chose que je veux insister ici. À considérer ce seul aspect de la révision constitutionnelle dont le projet a été adopté en Conseil des ministres le 23 décembre 2015, on risque de considérer le reste du projet comme anodin, alors qu’en réalité, si on le situe dans son contexte, il s’agit bel et bien d’une dérive gravissime vers la mise en place d’un état policier autoritaire.

De ce point, je suis surpris et choqué de lire sous la plume de nombreux juristes que l’inscription constitutionnelle de l’état d’urgence ne serait en elle-même pas choquante. Cela me paraît relever d’une incompréhension fondamentale de la situation des droits fondamentaux en France. La Constitution de 1958 ne comporte dans son texte proprement dit qu’un article établissant clairement un droit fondamental : l’article 66 qui affirme

Nul ne peut être arbitrairement détenu.
L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi.

Une interprétation ouverte de cet article a longtemps servi à la reconnaissance d’autres droits fondamentaux avant que le Conseil constitutionnel ne limite cet usage en affirmant par une série de décisions à partir de 1999 qu’il est d’interprétation stricte. Notons cependant au passage que ce n’est pas par hasard que les rédacteurs de la Constitution ont affirmé que seul le juge judiciaire est gardien de la liberté individuelle. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, partie intégrante du socle de constitutionnalité, affirme d’autres droits fondamentaux, y compris le premier d’entre eux : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » que l’infamie piétine allègrement. Mais ces droits (par exemple la liberté d’expression définie à l’article XI) ne sont que faiblement défendus, que ce soit contre les abus de la loi (exemple des nombreux articles instituant une censure administrative de sites internet) ou contre les actes de police administrative ou les décisions du pouvoir politique. Ce malgré quelques sursauts comme la décision du Conseil constitutionnel du 10 juin 2009 sur la loi HADOPI.

Dans ce contexte de faiblesse structurelle de la défense constitutionnelle des droits fondamentaux, l’inclusion dans la Constitution de dispositions sur l’état d’urgence, loin de constituer un rempart contre des abus de l’état d’urgence ouvre la porte à une extension des atteintes aux droits qui lui sont associées à travers des lois de police. L’exposé des motifs de la révision constitutionnelle le reconnaît d’ailleurs :

Mais les mesures que cette loi [de 1955 sur l’état d’urgence], même modifiée, permet de prendre pour faire face à des circonstances exceptionnelles sont limitées par l’absence de fondement constitutionnel de l’état d’urgence.

Par ailleurs, le seul recours contre des abus sera le juge administratif. À répétition Bernard Cazeneuve et Jean-Jacques Urvoas prétendent que le juge administratif serait aussi ou plus défenseur des libertés que le juge judiciaire. Il s’agit d’une novlangue particulièrement scandaleuse. Dès qu’il y a invocation de la raison d’État et de l’ordre public, c’est tout le contraire.

Il faut crier haut et fort notre rejet absolu des menaces que font peser cette perspective sur nos libertés (menaces avérées dans la loi sur l’état d’urgence du 20 novembre 2015 et les abus innombrables relevés depuis le 14 novembre 2015, menaces prévisibles au vu des diverses lois de police annoncées). Il faut crier non moins fort notre indignation qu’on débatte à partir du 3 février de la constitutionnalisation de l’état d’urgence en situation d’état d’urgence, c’est-à-dire avec une possibilité discrétionnaire pour le pouvoir politique d’interdire les manifestations de défense des libertés. L’état policier n’est pas une perspective lointaine. Il est là si nous ne lui fermons pas la porte.

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1 Il vaudrait mieux dire ici nés Français, car le projet s’applique également aux Français nés à l’étranger dont l’un des parents est français.

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