Neutralité du Net : l’ORECE dans la bonne direction, ne relâchons pas la pression

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Paris, 30 septembre 2016 — La neutralité du Net est un des enjeux centraux de l’exercice des droits fondamentaux dans l’espace numérique. Trop souvent vue comme une simple question technique ou commerciale, elle porte cependant sur les moyens d’exercice concret du droit à la liberté d’expression, du droit à l’information, donc de la façon dont la société se construit et se pense; mais également de gros enjeux industriels et commerciaux et d’accès au marché numérique. La Quadrature du Net a suivi cette question depuis son arrivée dans les débats européens en 2009, essayant de défendre une définition et une inscription dans la législation européenne d’une neutralité du Net stricte, protectrice des utilisateurs et porteuse de garanties et d’opportunités de développement d’un espace numérique sain. Alors que la publication des lignes directrices de l’ORECE1Organe des régulateurs européens des communications électroniques, BEREC en anglais. pour l’application du Règlement sur les télécommunications adopté en octobre 2015 viennent d’être publiées, il est temps de revenir sur ces nombreuses années de campagne, et de présenter les prochains combats et enjeux, essentiels pour les droits fondamentaux.

La Quadrature du Net a défendu, dès 2009 et les premières annonces de travaux européens sur la neutralité du Net, une approche de la question résolument tournée vers les questions de droits fondamentaux : sécuriser la neutralité du Net, c’est défendre l’accès de tous à tout le réseau Internet, c’est permettre de recevoir et d’émettre de l’information avec les mêmes conditions pour tous, c’est donc garantir les conditions techniques d’un exercice libre et équitable de la liberté d’expression et d’information.

Cela n’allait pas de soi : dès que le sujet a commencé à être présent dans les discours des opérateurs Télécoms et des grandes entreprises numériques, tout a été fait pour que l’on envisage la neutralité du Net uniquement sous l’angle du financement du trafic Internet et non comme un enjeu majeur d’équilibre du réseau, qui détermine par conséquent la qualité d’accès et de circulation de l’information et des services pour l’ensemble des utilisateurs.

Raconter par le menu l’histoire de la bataille pour la neutralité du Net serait sans doute un peu fastidieux, même si particulièrement révélateur des processus décisionnels européens et nationaux, du poids du lobbying, de la force des industries, mais aussi des atouts et des victoires des militants et citoyens qui se sont engagés, sur le long terme, dans l’action en défense des principes fondateurs de l’Internet. Pour La Quadrature du Net, cela a signifié une montée en compétences très importante sur les plans technologiques, juridiques et institutionnels des différents salariés, stagiaires, membres du conseil d’orientation et bénévoles qui se sont impliqués au long de plus de 6 années dans cette bataille. C’est aussi l’expérience des institutions européennes, de la force de conviction d’une poignée de défenseurs déterminés des libertés, du pari de la participation citoyenne au processus législatif, de la création d’outils de campagne originaux et adaptés aux actions de La Quadrature, de la création et de la défense d’un discours clair et exigeant pour l’ensemble des internautes, et de la création de liens forts et de coalitions avec d’autres organisations européennes ou internationales sensibles aussi aux enjeux de la neutralité du Net pour les droits fondamentaux.

Au fur et à mesure des années, le dossier de la neutralité du Net a oscillé entre espoir et douche froide. En 2009, après les propositions d’amendement de l’opérateur américain AT&T visant à légaliser les pratiques de gestion de trafic discriminatoire, La Quadrature avait été la première association européenne à s’y opposer. En dépit d’un réel effort d’information des élus et des citoyens sur ce sujet complexe, nous n’étions alors pas parvenus à contraindre le Parlement et les États membres à inscrire dans le Paquet Télécom alors en cours de révision une disposition protégeant ce principe. Néanmoins, la Commission européenne s’était engagée à l’issue du processus législatif à étudier le sujet et à intervenir si elle en établissait le besoin (voir l’annexe 2 au communiqué de novembre 2009 saluant l’adoption du Paquet Télécom).

S’ensuivirent près de quatre années de louvoiements divers et variés. Alors qu’en France, l’Arcep et certains parlementaires montaient en compétence à force de colloques, d’auditions et de rapports consacrés au sujet, la Commission européenne — et en particulier Neelie Kroes, chargée de l’Agenda numérique — faisait le dos rond. En 2011, face au refus persistant des autorités européennes de prendre conscience de l’ampleur du problème, La Quadrature fut à initiative du projet RespectMyNet, une plateforme permettant aux internautes européens de documenter les atteintes à la neutralité du Net.

Malgré les rapports parlementaires appelant à l’adoption d’une législation en la matière, Neelie Kroes s’y refusait. Pire, entre 2011 et 2013, elle ne cessa de s’afficher toujours plus proche des positions défendues par les grands opérateurs télécoms européens, lesquels embrayaient un nouveau cycle de concentration dans le secteur. Dans ce contexte, Neelie Kroes prit la société civile de cours en annonçant, à l’été 2013, son projet de règlement sur les télécommunications, qui, bien que présenté comme un outil de défense de la neutralité du Net, reprenait en fait très clairement les propositions des géants des télécommunications. Depuis trois ans, un consortium de grands industriels de télécoms et d’université venait alors de « démontrer » – à grands renforts de financements provenant de l’Union européenne – que la seule voie possible pour l’avenir consistait en une priorisation du trafic sur Internet afin de financer la modernisation du réseau–, ignorant bien entendu les arguments des partisans de la neutralité du Net.

L’équilibre du projet de Neelie Kroes était le suivant :

  • priorisation du trafic pour permettre aux télécoms de conclure des accords avec les gros fournisseurs de contenu, réseaux sociaux, etc. (Google, Facebook…) afin que ces contenus soient acheminés en priorité – discriminant ainsi tous les petits fournisseurs de contenus, PME, TPE, personnes privées, organisations citoyennes qui n’auraient pas les moyens ou refuseraient de payer.
  • création d’un statut de services spécialisés bénéficiant d’un trafic priorisé, alors que des services équivalents – mais ne payant pas ou pas suffisamment – seraient de facto plus difficiles d’accès.
  • mise en place d’offres de type zero rating et autres systèmes de tarification en fonction du volume et des accords commerciaux, priorisant encore une poignée de fournisseurs de contenu.

Le Parlement européen s’est ensuite emparé du texte en débutant de façon désastreuse par le choix de Pilar del Castillo Vera (PPE, ES) comme rapporteur, qui s’est empressée de suivre la voie tracée par la Commission européenne et des télécoms.

Voici en novembre 2013 le tableau noir de la neutralité du Net qui a conduit quelques organisations citoyennes dont La Quadrature du Net à s’organiser autour de la campagne SaveTheInternet.eu. Et c’est à l’issue de quelques mois de négociations houleuses que le Parlement a voté in extremis le 3 avril 2014 un texte très favorable à la neutralité du Net, une grande victoire, mais précaire, pour la coalition SaveTheInternet.eu et la poignée de parlementaires qui ont dès le début cherché à défendre les droits et libertés.

Précaire, car le Conseil de l’Union européenne, en charge de transmettre ensuite sa position sur le texte, s’avère moins sensible aux voix citoyennes qu’au pouvoir des grosses entreprises de télécommunications avec lesquels les États membres entretiennent souvent des relations incestueuses. Et il a fallu maintenir pendant près d’un an et demi la pression sur le Parlement européen pour obtenir en octobre 2015 un vote sur un texte ambigu et qui laissait une grosse marge d’interprétation pour l’ORECE, en charge dans un délai de neuf mois de définir les lignes directrices d’application du règlement.

Après une consultation qui a recueilli près de 500 000 réponses provenant de particuliers, d’associations et de professionnels des télécoms, l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques a ainsi publié et présenté publiquement le 30 août dernier ses lignes directrices, précisant notamment les principes retenus pour coordonner la mise en application d’un Internet ouvert. L’ORECE a joué son rôle en restant ferme face aux industries des télécoms et en encadrant notamment certaines pratiques qui avaient été pointées du doigt par la coalition SaveTheInternet.eu, comme les services spécialisés et les mesures de gestion de trafic. En outre, si le « zero rating » n’est pas nommément interdit, l’interprétation des lignes directrices ne devraient pas permettre de mettre en pratique ce type d’offres.

Quelques limites importantes sont notamment à noter, concernant les offres commerciales des opérateurs, pourtant susceptibles pour certaines de limiter drastiquement la liberté d’accès à l’information et la liberté d’expression. Ces offres restent dans une zone de gris et seront à évaluer au cas par cas par les autorités de régulation nationales (ARN, l’ARCEP en France), le temps que les régulateurs européens se coordonnent et élaborent une forme de jurisprudence dans le temps, au fil de leurs contrôles.

D’autre part, dans notre réponse commune avec la Fédération FDN à la consultation, nous avons soulevé quelques points malheureusement non pris en compte par l’ORECE :

  • Les lignes directrices (paragraphe 16) prévoient d’autoriser la fourniture d’une seule adresse IP (soit IPv4, soit IPv6). Or actuellement les adresses IPv4 sont épuisées et de nombreux FAI tardent à déployer IPv6, sans toutefois être en mesure de fournir une IPv4, comme c’est le cas dans la plupart des offres d’accès à Internet via mobile. Sans le déploiement rapide d’IPv6, les utilisateurs sans IP publique, voire fixe, seront de plus en restreints dans leurs droits de fournir du contenu et des applications. Ainsi, les atteintes à la neutralité du Net opérées par les fournisseurs d’accès à Internet mobile pourraient rapidement s’étendre si les autorités nationales de régulations (ARNs) ne mettent pas un terme à ces pratiques.
  • Au paragraphe 50 (anciennement 47 2la numérotation des paragraphes a été modifiée entre la version des lignes directrices proposées lors de la consultation et la version finale), il est prévu que tout le trafic doit être traité de façon égale, à l’exclusion des pratiques d’interconnexion entre opérateurs. Or une mauvaise interconnexion, par exemple avec un service concurrent à celui de l’opérateur, peut engendrer une discrimination d’accès à certains contenus, comme cela a été le cas un temps en France avec les vidéos YouTube discriminées depuis un accès à Internet fourni par Free ou par Orange.

Cela étant, le résultat obtenu reste clairement favorable aux droits des utilisateurs d’Internet, et en tant que tel a été dénoncé dès sa publication par les industries des télécoms qui y voient des contraintes insupportables. En ce sens, l’adoption des lignes directrices sur la neutralité du Net par l’ORECE est une victoire pour les défenseurs de la neutralité du Net. Le principe du contrôle de l’utilisateur sur ses communications et le rôle d’intermédiaire technique de l’opérateur est, grosso modo, consacré en droit.

Après plus de sept années passées à tenter de faire inscrire la neutralité du Net dans la législation européenne, La Quadrature du Net ne peut que constater, soulagée, que les pires menaces ont été repoussées, et que les plus graves pratiques de blocage ou de ralentissements de certains flux, encore observées il y a quelques années, sont largement sur le déclin.

Pour autant, nous devrons rester extrêmement vigilants lors de la mise en application concrète du règlement et face à l’activité future des régulateurs européens. La Commission européenne vient d’annoncer une codification du droit européen des télécoms qui pourrait s’accompagner d’une remise en cause des quelques avancées législatives obtenues ces dernières années. Les opérateurs télécoms, lancés dans des stratégies de convergence avec les grands groupes médias, sont des acteurs politiques extrêmement influents qui continueront à mener bataille pour renforcer leur contrôle des réseaux et de l’économie numérique. Plus que jamais, l’implication des citoyens européens dans le contrôle de l’effectivité des mesures adoptées doit se faire au quotidien, afin que les régulateurs sachent et sentent qu’ils ont derrière eux des utilisateurs attentifs et attachés au principe d’un Internet libre, ouvert et neutre. Des outils comme RespectMyNet.eu, qui servent à recenser les cas d’atteinte à la neutralité du Net, seront maintenus et développés dans la durée pour permettre aux citoyens de jouer leur rôle dans la protection de la neutralité du Net.

Respect My Net

References

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1 Organe des régulateurs européens des communications électroniques, BEREC en anglais.
2 la numérotation des paragraphes a été modifiée entre la version des lignes directrices proposées lors de la consultation et la version finale

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