La loi Narcotrafic devant le Conseil constitutionnel

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Au milieu de l’hiver, la loi Narcotrafic est arrivée à toute vitesse et, avec elle, ont déferlé des propositions sécuritaires et de surveillance qui dépassaient largement la question du trafic de stupéfiants. Avec vous, nous avons mené campagne pour alerter sur les risques de ce texte. Son examen au Parlement est désormais terminé et nous avons envoyé nos arguments au Conseil constitutionnel pour le convaincre de censurer ces dispositions dangereuses et révoltantes. Sa décision sera rendue cette semaine.

Il s’agit de l’ultime étape du processus législatif. Saisi par les députés insoumis, écologistes et socialistes, le Conseil constitutionnel doit désormais analyser si un certain nombre de mesures de la loi « Narcotrafic » sont conformes aux principes constitutionnels. De la même manière que nous avons alerté les député·es de l’inconstitutionnalité de certaines mesures lors des débats parlementaires, nous avons envoyé au Conseil constitutionnel nos critiques en ce qui concerne les dispositifs de surveillance contenus dans la loi (la contribution est accessible ici).

Des cadeaux pour le renseignement

Nous dénonçons d’abord l’extension des pouvoirs des services de renseignement. D’une part, la loi supprime l’obligation pour les services d’obtenir une autorisation explicite du Premier ministre et de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) avant la transmission d’informations entre les différents services (article 1er). De ce fait, ils pourraient s’échanger beaucoup plus facilement des informations récoltées dans des contextes différents et pour des finalités différentes. D’autre part, l’échange d’information avec la justice est également assoupli (article 13), en totale contradiction avec le principe de séparation des pouvoirs, qui devrait impliquer que les services de renseignements n’ont pas à recevoir des éléments liés à des enquêtes. En effet, ils ne sont pas une autorité judiciaire et n’ont aucune compétence de répression pénale. Le mélange des genres est donc complet.

Surtout, les services de renseignement pourraient demain utiliser plus largement ce que l’on appelle les « boites noires » (article 15), ces algorithmes qui analysent un réseau pour trouver des comportements de connexion qui seraient « suspects ». Ces boites noires constituent, depuis leur création en 2015, de la surveillance de masse. Elles peuvent notamment cibler les personnes protégeant leur vie privée : lors des débats, le député Sacha Houlié, membre de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) et qui a ainsi accès à plus d’informations que ses collègues sur le fonctionnement précis des services de renseignement, expliquait que les personnes faisant attention à leur « hygiène numérique » sont la cible de ces boites noires. Le député mentionnait ainsi les personnes utilisant des « messageries cryptées » comme « Whatsapp » ou « Signal », et on suppose que ces boites noires visent également les internautes utilisant un VPN ou Tor.

Après avoir été autorisées pour la lutte contre le terrorisme puis contre les ingérences étrangères, ces boites noites pourraient, si la loi passait le filtre constitutionnel, alors être installées pour la lutte contre la « criminalité et la délinquance organisée », soit un périmètre très large. De plus, depuis une modification de 2021, ces algorithmes analysent également les adresses URL des sites consultés sur un réseau, ce qui peut donner accès à des informations très précises sur les contenus consultés. Nous avons donc rappelé au Conseil constitutionnel que cette technique de surveillance porte une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée, à la liberté d’expression et au secret des correspondances.

De nouveaux outils de surveillance pour la police et l’administration

Loin de se limiter aux seuls services de renseignement, la loi « Narcotrafic » dote aussi la police judiciaire de nouveaux pouvoirs de surveillance extrêmement intrusifs, dès lors qu’une affaire serait liée à la criminalité organisée. Nous avons rappelé à de nombreuses reprises que ce régime juridique d’exception, qui ne peut, en principe, être mobilisé que pour les seules enquêtes portant sur des faits très graves, est en réalité utilisé de façon très large, loin de se limiter au « haut du spectre » (pour reprendre une expression abondamment utilisée par les défenseurs de ce système) et qui, déjà aujourd’hui, fait l’objet d’utilisations abusives, notamment pour poursuivre des militant·es.

Ainsi, la police pourrait, pour certaines infractions, activer à distance les micros et caméras des objets connectés (articles 38 et 39), en compromettant les appareils grâce à des failles de sécurité. Nous n’avons pas manqué de rappeler au Conseil constitutionnel qu’il a déjà déclaré ce dispositif inconstitutionnel en raison de l’atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée. Aussi, la loi introduit une nouvelle procédure dénommée « dossier-coffre », ou « procès-verbal distinct », consistant à ne pas verser au dossier pénal certains actes de procédure relatifs à des mesures de surveillance (article 40). Dénoncée par les avocat·es et les magistrat·es, cette mesure porte atteinte au principe du contradictoire et au procès équitable car elle empêche les personnes de pouvoir se défendre, faute de pouvoir savoir comment cette surveillance dissimulée s’est concrètement faite et si les exigences légales ont bien été respectées.

De son coté, l’administration n’est pas en reste sur l’extension de ses pouvoirs. Les enquêtes administratives de sécurité, qui conditionnent l’accès à certains emplois, pourraient être très largement étendues à tout emploi public et privé lié à des menaces de corruption (article 54). Ces enquêtes impliquent la consultation de nombreux fichiers de police et de renseignement et reposent sur des critères opaques. Elles ont pourtant des conséquences bien concrètes puisque, pendant les Jeux Olympiques, elles ont conduit à empêcher certaines personnes perçues comme militantes par les autorités de travailler. Nous avons expliqué au Conseil constitutionnel en quoi ces discriminations fondées sur les opinions politiques portent atteinte au principe d’égalité.

Par ailleurs, la plateforme Pharos, chargée d’exiger des plateformes en ligne qu’elles censurent des contenus, aura de nouvelles compétences puisqu’elle pourra agir contre les contenus relatifs à la cession de stupéfiants (article 28). Depuis des années, nous critiquons le principe de cette censure administrative, qui permet à la police de décider elle-même de retirer un contenu sans qu’un juge n’intervienne, laissant la possibilité de multiples abus.

Une nouvelle escalade sécuritaire

Nous avons également attiré l’attention du Conseil constutionnel sur l’obligation radicalement disproportionnée faite aux opérateurs de communication électronique de conserver pendant cinq années l’identité civile de toute personne achetant des cartes SIM prépayées (article 29). Non seulement il s’agirait d’une nouvelle forme de contrôle de l’expression en ligne, mais la loi est tellement mal rédigée que ce sont tous les services de communication en ligne (notamment les messageries) qui pourraient être concernés par cette obligation de contrôle d’identité à partir du moment où certaines fonctionnalités sont payantes (comme c’est par exemple le cas pour Olvid, la messagerie plébiscitée par les macronistes).

Enfin, nous avons longuement expliqué que l’extension de l’utilisation des drones en prison (article 56) viole la Constitution, pour trois raisons. Premièrement le législateur a violé le principe de séparation des pouvoirs en confiant à l’administration pénitentiaire un pouvoir de répression pénale constitutionnellement réservé à l’autorité judiciaire. Deuxièmement, cette surveillance par drones mise en œuvre par l’administration n’est ni nécessaire ni proportionnée au regard des très nombreux dispositifs déjà existants pour surveiller les prisons. Et, troisièmement, cette nouvelle autorisation de drones prévoit qu’ils puissent être utilisés sans aucune information, publicité ou transparence, rendant impossible la moindre contestation en justice, déjà en pratique extrêmement compliquée.

Malheureusement, la loi Narcotrafic contient d’autres mesures répressives qui repoussent toujours plus loin les limites du droit et généralisent l’exception, telle que l’extension de la durée de garde à vue pour les « mules » ou les personnes arrêtées avec des substances stupéfiantes dans le sang, l’interdiction administrative de paraître dans certains quartiers, la facilitation de l’expulsion de logements, la création de la notion vague d’« organisation criminelle »… D’autres organisations ont dénoncé ces nombreux risques pour les libertés.

Si nous n’avons que des espoirs mesurés dans la future décision du Conseil constitutionnel, nous regardons aussi les prochains combats à venir. En effet, si l’obligation de mettre en place une porte dérobée au sein des messageries chiffrées a bel et bien été retirée du texte, le président de la commission des lois, Florent Boudié, a annoncé vouloir remettre le sujet sur la table. En parallèle, les ministres Gerald Darmanin et Bruno Retailleau ont brandi la criminalité organisée et le « narcotrafic » comme excuse pour rendre acceptable une potentielle légalisation de la reconnaissance faciale en temps réel mais aussi justifier la confiscation extrajudiciaire des téléphones.

Quoi qu’il arrive, nous continuerons d’agir et dénoncer cette escalade vers un État de surveillance de plus en plus généralisée. Pour nous aider dans cette lutte, n’hésitez pas à faire un don !