Fiasco du Stade de France : la VSA ne masquera pas les échecs du maintien de l’ordre

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Alors que la loi JO est actuellement débattue à l’Assemblée, que l’article 7 va être examiné ce soir ou demain en séance, que plus de 250 élu·es appellent à s’opposer à la VSA, tout comme 38 organisations internationales et les eurodéputés, le gouvernement continue de défendre dur comme fer cette technologie. Et pour cela, il monte en épingle des problèmes de sécurité avec des arguments fallacieux :

Dans un précédent article, nous revenions sur les stratégies d’acceptation des technologies biométriques utilisées par les industriels et les politiques. Nous avions listé quelques-unes de ces stratégies, comme la dépolitisation des mesures de surveillance, l’expérimentation pour faire croire à leur côté éphémère, la dialectique du progrès versus les réactionnaires qui refusent de tels dispositifs… Et l’une d’entre elles consiste à être opportuniste, c’est-à-dire à utiliser n’importe quel événement ou actualité médiatique pour justifier l’utilisation de la vidéosurveillance algorithmique, et même parfois la reconnaissance faciale.
Le fiasco du Stade de France est un de ces évènements. Durant les débats à l’Assemblée et au Sénat, le ministère de l’Intérieur, de même que les députés et sénateurs de la majorité, n’ont pas cessé de faire référence à la finale de la Ligue des champions comme exemple ultime de la nécessité pour la France de se doter en algorithmes d’analyse d’images afin de garantir la sécurité lors de grands événements comme les Jeux olympiques. En réalité, il s’agit plutôt d’instrumentaliser une catastrophe pour cacher un échec, le cas du Stade de France étant un parfait contre-exemple pour montrer que la technologie sécuritaire ne fonctionne visiblement pas.

Rappel des faits

Le 28 mai 2022 avait lieu la finale de la Ligue des champions de football, opposant les clubs de Liverpool et du Réal de Madrid. Mais suite à une conjonction d’événements, la soirée a viré au drame : le RER B en grève, les autorités décidant de placer un point de contrôle pour plusieurs milliers de personnes en amont, à la sortie d’un corridor sous l’autoroute, finalement enlevé en fin de journée pour risque de piétinement. Ensuite des temps d’attente interminables avant d’entrer dans le stade, sans aucune information ni indication, des supporters agressés, les grilles du stade de France fermées, des personnes qui s’agglutinent et enfin l’usage de gaz lacrymogène par la police par dessus tout ça. Finalement, le coup de sifflet sera donné avec plus de 30 minutes de retard. Cet article, qui reprend le rapport cinglant de l’UEFA (Union des associations européennes de football), livre des témoignages glaçants de supporters.

L’instrumentalisation de l’événement

Dans un rapport sénatorial chargé de faire la lumière sur les événements et publié en juillet 2022, les élus étrillaient le ministère de l’Intérieur et son chef, G. Darmanin, pour « dysfonctionnement » et « défaillances ». L’Intérieur est accusé : « Les premières déclarations ne correspondaient pas à la vérité », et sont pointées les « défaillances » de la préfecture de police de Paris. Défaillances reprises par le rapport de l’UEFA, qui, à l’aune de centaines de témoignages, analyse les failles de la gestion sécuritaire de la préfecture de police de Paris et de l’Intérieur.

Si la situation n’a pas débouché sur une catastrophe, le rapport de l’UEFA
estime
notamment que c’est uniquement grâce au sang froid des supporters : « Mieux organisés et plus réactifs que les policiers et les gendarmes chargés de veiller à leur sécurité, ces fans de Liverpool ou de Madrid n’ont dû leur salut qu’à une solidarité sans faille et une capacité à se discipliner qui forcent l’admiration dans un contexte aussi résolument hostile à leur endroit. »

L’ensemble de ces rapports mettent donc clairement en lumière la responsabilité de la préfecture de police de Paris et du ministère de l’Intérieur dans l’échec de la gestion de cet événement. La colère ne faiblit pas pour les supporters de Liverpool, qui déplient lors d’un match en février dernier des banderoles qui accusent le ministre de l’Intérieur et la ministre des Sports d’être des « menteurs ».

Mais dès les jours suivant ce qui était déjà communément désigné comme le « fiasco du Stade de France », le maire de Nice, Christian Estrosi sautait sur l’occasion : « Nous sommes équipés, nous avons les logiciels, nous avons des start-ups et des grands industriels, y compris français comme Thalès, qui ont des systèmes très au point pour garantir les libertés individuelles, et que seules les personnes fichées puissent être détectées par l’intelligence artificielle ».

Du côté de l’Intérieur, après s’être embrouillé dans des pseudo-justifications de dizaines de milliers de faux billets imaginaires, G. Darmanin commence à réciter une fable : celle de la VSA et de sa nécessité afin d’éviter des violences comme celles ayant eu lieu au Stade de France. En janvier 2023 devant le Sénat , c’est la ministre des sports et jeux olympiques et paralympiques, Amélie Oudéa-Castéra (qui défend la loi avec le ministre de l’Intérieur) qui revient dessus lors de la présentation des dispositions de l’article 7 et se félicite de ne pas utiliser de reconnaissance faciale « En matière de sécurité, nous entendons enfin tirer tous les enseignements des événements survenus au Stade de France le 28 mai dernier ».

Et la vidéosurveillance algorithmique ne manque pas de soutien dans l’hémicycle, elle est plébiscitée par l’extrême-droite, qui reprend parfaitement l’argumentaire de la majorité :

Yoann Gillet (RN) : « L’organisation des Jeux olympiques et paralympiques rend cruciale cette question. Au vu des défaillances majeures constatées en mai 2022 au Stade de France, le groupe Rassemblement national réclame des actions concrètes et adaptées pour assurer la sécurité intérieure du pays. Le traitement algorithmique des images de vidéosurveillance, prévu à titre expérimental par l’article 7, est un outil indispensable pour identifier les risques qui pourraient menacer la sécurité des personnes pendant cette manifestation internationale ».

Le ministre de l’Intérieur utilise notamment un point, qu’on retrouve parmi une liste de plusieurs dizaines de recommandations dans le rapport sénatorial précédemment cité, à savoir celui qui préconise le recours à l’intelligence artificielle pour éviter d’autres situations comme celle du Stade de France. La petite histoire commence alors.

Lors des discussions sur la loi JO, le 24 janvier dernier, le sénateur Thomas Dossu, résume parfaitement l’absurdité de ce technosolutionnisme :

«  Disons-le clairement, voir émerger cette recommandation dans ce rapport avait déjà un caractère saugrenu. En effet, l’intelligence artificielle aurait-elle permis d’éviter la défaillance dans l’orientation des supporters anglais ? L’intelligence artificielle aurait-elle déconseillé l’usage immodéré des gaz lacrymogènes sur des supporters pacifiques ? L’intelligence artificielle aurait-elle tiré, en amont, les conclusions d’une grève touchant l’une des deux lignes de RER qui menaient au Stade de France ? En d’autres termes, l’intelligence artificielle aurait-elle fait mieux que les intelligences combinées du ministre Darmanin et du préfet Lallement ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, je ne le pense pas. »

Ainsi, on passe d’un événement où la responsabilité des forces de police françaises est mise en cause à la soi-disant nécessité d’une extension des pouvoirs de surveillance de cette même police, à travers l’ajout d’algorithmes aux caméras. Cette instrumentalisation de l’événement pour cacher un échec est bien pratique. À un peu plus d’un an des Jeux olympiques, le gouvernement français joue sa crédibilité : s’il est incapable de gérer une finale de Ligue des champions, comment pourrait-il accueillir un méga-évènement comme les JO ? Plutôt que d’avouer son échec, il jette de la poudre aux yeux en déviant sur la pseudo nécessité de la vidéosurveillance algorithmique.
Depuis le début des débats sur la loi JO, la prévention des « mouvements de foule » est alors mise en avant par la majorité comme l’usage principal de cette technologie. D’une part, cela invisibilise – à dessein- les applications bien plus dangereuses de la VSA. D’autre part, le gouvernement infuse de cette manière dans le débat une source d’insécurité fabriquée de toute pièce et qui n’avait jamais pris autant d’importance lors des autres évènements organisés en France.

La VSA aurait-elle pu être utile pour éviter le fiasco ?

Idée reçue : La VSA permettrait à la police d’être mieux organisée

Le fiasco du Stade de France est de toute évidence instrumentalisé pour promouvoir la VSA : mais celle-ci pourrait-elle quand même être efficace face à de tels événements ?
Le problème majeur de cette finale de la Ligue des champions n’a pas été le manque de technologie pour gérer la foule, mais bien la stratégie du maintien de l’ordre de l’Intérieur et de la préfecture, comme l’exposent les différents rapports précédemment cités, avec des erreurs de gestion de foule (contrôle des tickets dans des endroits trop étroits, ligne de RER en grève) couplées au gazage à tout-va des supporters. On voit mal comment la vidéosurveillance algorithmique aurait permis à l’évènement d’être mieux organisé ou à la police d’être moins violente…

Si la rengaine du technosolutionnisme presque magique, qui pourrait résoudre tous les problèmes, est régulièrement utilisée, elle laisse complètement dubitative dans ce cas-là. Le Stade de France compte 260 caméras de vidéosurveillance, pourtant celles-ci n’ont pas servi à grand-chose. Les bandes ont d’ailleurs étrangement été effacées au bout d’une semaine, personne n’ayant visiblement pensé à les réquisitionner : ni le tribunal, ni les sénateurs n’ont pu avoir accès aux images. En quoi l’ajout d’algorithmes aurait-il pu empêcher un tel événement ? Au contraire, le fiasco du Stade de France montre bien qu’une politique de sécurité répressive et inhumaine, dans laquelle les caméras et la VSA s’inscrivent largement et où la police est en partie à l’origine des mouvements de foule, n’aboutit qu’à la violence

Si l’Intérieur souhaite réellement éviter la reproduction de tels événements, il faudrait plutôt songer à changer la doctrine du maintien de l’ordre et s’enquérir de gestion humaine de l’espace : s’assurer d’avoir des couloirs assez grands, d’indiquer les guichets, d’avoir des agents multilingues pour orienter les supporters, d’informer en temps réel sur ce qui se passe, et de défaire les préjugés des forces de l’ordre sur le « hooliganisme anglais »…

Idée reçue : La VSA permettrait de détecter et prévenir des mouvements de foule

Pour éviter les mouvements de foules, les chercheurs dans le domaine pointent l’importance de l’organisation spatiale en amont, la nécessité de poster des humains pour orienter et aider les personnes présentes, le désengorgement des transports… Toutes solutions sans rapport avec la vidéosurveillance, qui ne peut clairement rien pour prévenir les mouvements de foule.

La concentration de milliers de personnes en un même endroit nécessite certes une préparation en amont, mais une fois la foule réunie, qu’est ce que la VSA pourrait repérer qui ne serait perceptible par des humains ? Et si un mouvement de foule se déclenche effectivement, la technologie biométrique ne peut ni porter secours ni réorienter les personnes pour diminuer la densité. On voit donc mal ce que la VSA apporterait sur le sujet. Rappelons également que chaque semaine depuis des décennies, des stades se remplissent et se vident en France. A notre connaissance, il n’a pas été documenté ou identifié de nouveaux problème majeurs de mouvements de foule qui nécessite de changer le savoir faire humain habituellement mis en œuvre dans ces lieux.

Que ce soit dans la prévention ou la résolution de tels mouvements, la technologie n’est pas une aide. Ici, c’est au contraire une stratégie afin d’orienter le débat et le dépolitiser. La vraie question est ailleurs : la VSA n’est pas un outil « neutre » d’aide à la décision, mais s’inscrit dans des stratégies de répression qui ont conduit à produire le fiasco du Stade de France.

Mouvement de foule à Séoul, 2022

Un autre exemple utilisé pour justifier la VSA par son fervent défenseur – encore et toujours – P. Latombe est celui du mouvement de foule meurtrier le soir d’Halloween à Séoul en octobre dernier. Encore une fois, c’est un mauvais exemple, la Corée du Sud et notamment la ville de Séoul utilisent déjà la vidéosurveillance algorithmique, ce qui n’a pas empêché 156 personnes de mourir et des centaines d’autres d’être blessées lors de ce dramatique évènement. Dans ce cas-là, il semble que la faute incombe une fois de plus à la police, trop peu nombreuse sur place et occupée à arrêter des personnes pour trafic de drogues (une centaine de policiers présents pour 100 000 personnes entassées dans un quartier de Séoul), mais aussi à l’ignorance des appels d’urgence de personnes sur place et de ceux des pompiers.
Les spécialistes des mouvements de foule pointent1Voir la vidéo d’un chercheur en mouvement de foule, Mehdi Moussaïd https://www.youtube.com/watch?v=hlnZA89hVwo l’aménagement de l’espace comme la donnée la plus importante pour éviter ces phénomènes (présence d’issues de secours, nombre et largeur de celles-ci), suivie par l’organisation en amont (communication avec la foule, orientation des flux, organisation des secours). La technologie n’a pas de place là-dedans. Encore une fois, filmer une catastrophe ne permet pas de la prévenir.

Conclusion :

La référence au fiasco du Stade de France pour justifier le recours à la vidéosurveillance algorithmique ne tient pas l’analyse une seconde. Il est donc clair qu’il s’agit davantage d’une tentative d’utiliser un choc émotionnel provoqué par une catastrophe et d’essayer de couvrir un échec organisationnel et de répression policière. Mais surtout, en imposant ce faux débat dans les discussions sur la VSA, le gouvernement parvient à étouffer les véritables enjeux liés aux dangers de ces technologies. Le sujet des mouvements de foule a monopolisé les discussions sur la loi JO en commission des lois, empêchant les députés de questionner en profondeur les usages bien plus problématiques de ces algorithmes. Ainsi, la définition de « comportement suspect » ou le suivi biométrique des personnes dans la rue n’ont quasiment pas été débattus alors qu’il s’agit d’applications existantes et dangereuses, promues et développées par les entreprises de VSA qui seront chargées des expérimentations.

La légalisation de la VSA ne permettra pas d’empêcher les fiascos tels que celui ayant eu lieu lors de la finale de la Ligue des champions, mais contribuera bien à augmenter les capacités de surveillance de l’État et la répression de la population. Il faut contrer les manœuvres du gouvernement et regarder en face la société de surveillance qu’il est en train de faire accepter. Refusons toutes et tous l’article 7 !

References

References
1 Voir la vidéo d’un chercheur en mouvement de foule, Mehdi Moussaïd https://www.youtube.com/watch?v=hlnZA89hVwo