Point d’étape des lois renseignement, séparatisme et anti-piratage

Posted on


Ce mois de juin, le Parlement français aura discuté de trois textes différents qui portent tous en partie sur Internet. Chacun a pour effet, notamment, d’augmenter le pouvoir de censure et de surveillance de l’État sur les réseaux.

Difficile de ne pas angoisser quand on essaie de suivre (et surtout de lutter contre) les multiples projets de lois du gouvernement touchant au numérique en France.

Après une année 2020 particulièrement éprouvante (crise sanitaire, loi sécurité globale, loi Avia…), l’année 2021 ne baisse pas en intensité, au contraire. C’est ainsi que trois textes ont été en débat ce mois-ci devant le Parlement sur nos sujets : une nouvelle loi concernant (entre autres) les services de renseignement, une nouvelle loi concernant le « piratage » et la loi dite « Séparatisme » qui prévoit notamment un régime important de « régulation » des plateformes. Même si chacune de ces lois aura un effet significatif sur nos libertés, l’anéantissement du débat parlementaire, le mépris du débat public et l’épuisement des associations rendent le combat particulièrement difficile.

Si chacun de ces textes mériterait une analyse approfondie, nous vous proposons ici une revue rapide de leur contenu qui permet toutefois d’alerter sur leurs dangers et les dispositions à surveiller.

Notons que tous ces textes sont passés en « procédure accélérée », c’est-à-dire qu’il n’y a, sauf surprise, qu’une lecture par chambre, et donc réduction d’autant du débat parlementaire. Ce régime d’exception est devenu la normalité depuis le début du quinquennat – sans que personne ne s’en émeuve plus vraiment.

Loi sur la prévention d’actes de terrorisme et renseignement

Déposée le 28 avril 2021, débattue dans la foulée à l’Assemblée en seulement deux jours, et adoptée hier par le Sénat, la nouvelle loi anti-terrorisme et renseignement continue son avancée aussi rapide que discrète : vous en trouverez une analyse complète ici (et une tribune signée avec d’autres associations ici).

En résumé : pour la partie « renseignement », la loi n’est pas une simple mise à jour. Elle pérennise les « boîtes noires » (en étendant leur capacité de surveillance aux URL) et réaffirme – en le modifiant à la marge – le régime français de conservation des données de connexion. Le tout en pleine opposition avec l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (et dont on parlait ici).

Dans le même temps, elle donne de nouveaux pouvoirs aux services : facilitation des échanges d’informations entre la DGSI et la DGSE mais aussi avec des services publics comme la CAF ou Pôle Emploi, possibilité de conserver des données à des fins de recherche pour 5 ans, surveillance des communications satellitaires, possibilité de dupliquer l’ensemble du trafic vers les locaux du gouvernement et enfin possibilité de forcer les opérateurs à coopérer sur des techniques d’intrusion informatique.

Le projet a donc été adopté hier par le Sénat, en pleine nuit, dans un hémicycle quasi-vide. En tout : un peu plus de deux mois laissés au Parlement pour voter ces mesures profondément liberticides.

Loi anti-piratage

Formellement, cette loi est relative à « la régulation et à la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique ». Elle a été déposée au Sénat le 8 avril 2021, votée le 20 mai, transmise ensuite à l’Assemblée nationale qui l’a votée le 23 juin. Le texte est aujourd’hui en commission mixte paritaire, pour que les deux chambres s’entendent sur leurs versions. Deux mois et demi donc pour voter la loi.

Cette loi est en réalité la reprise partielle d’une ancienne loi sur l’audiovisuel abandonnée du fait de la crise sanitaire (que nous avions déjà commencé à analyser ici). Même si on pourra se réjouir du symbole que représente de la disparition de feu l’HADOPI (fusionnée avec le CSA pour créer l’ARCOM), la loi cherche en fait à accentuer la lutte contre le piratage. Le texte veut notamment permettre à la nouvelle ARCOM d’éditer des « listes noires » des « pires » sites de piratage (et de les rendre publiques – en espérant assécher ainsi le financement par la publicité de ces sites) et de demander à un opérateur (et à un juge si besoin) le blocage d’un site qui reprendrait totalement ou partiellement un site déjà jugé illégal (ce qu’on appelle les sites miroirs). Il crée aussi un dispositif spécifique pour le piratage des retransmissions sportives : la possibilité de saisir un juge et d’obtenir de lui une ordonnance dite « dynamique », c’est-à-dire une décision de justice pouvant être utilisée contre des sites qui n’ont pas encore été individuellement désignés mais qui pourront cependant faire l’objet d’un blocage (car retransmettant la même compétition que celle visée dans la décision de justice).

Bref, au lieu de supprimer HADOPI (on en parlait ici), ce projet la transforme en lui donnant un nouveau nom et de nouveaux pouvoirs. La seule réponse qu’a su donner le gouvernement aux changements apportés par Internet (et ses possibilités de partage non-marchand) a toujours été la même : non pas, par exemple, une réflexion sur le financement de la culture (on en parlait ici il y a déjà longtemps), mais toujours plus de surveillance, toujours plus de pouvoir à l’administration – multipliant les cas de censure sans juge.

Seul motif de soulagement : la « transaction pénale » voulue par le Sénat (qui revient à donner à l’ARCOM un pouvoir de sanction financière) a été supprimée par l’Assemblée nationale.

Loi Séparatisme

Dernière loi : celle sur le « séparatisme », devenue depuis loi sur « le respect des principes de la République ». Outre ses dispositions gravement liberticides hors Internet (voir par exemple les tribunes ici, ici ou encore ici), le projet contient tout un volet concernant les réseaux sociaux, notamment :

  • un article 18 déjà, qui interdit la diffusion d’informations privées si cela est fait dans l’intention de porter atteinte à une personne ou à ses biens. Avec une formulation aussi large et aussi confuse, le risque est évident de voir le gouvernement ou la police tenter de l’utiliser pour réprimer tout et n’importe quoi ;
  • un article 19 pour lutter contre les sites miroirs : de la même manière que pour la lutte anti-piratage, l’ARCOM pourra, à la suite d’une décision de justice ordonnant le blocage d’un site ayant hébergé des contenus « haineux », aller demander aux personnes compétentes (les fournisseurs d’accès à Internet notamment) de bloquer un site reprenant un contenu équivalent (aussi imprécis que ce terme puisse l’être) ;
  • un article 19 bis qui prévoit un bon nombre d’obligations pour certaines grandes plateformes (transparence, coopération avec les autorités, modération…), avec fortes sanctions de l’ARCOM à la clé.

Sur cet article 19 bis, il est la transposition « en avance » d’un texte européen en construction, la directive « Digital Services Act ». Oui, le gouvernement a choisi de faire adopter en France un texte européen qui vient juste d’être proposé par la Commission européenne et qui doit encore faire l’objet de plusieurs mois (si ce n’est années) de discussions, et donc de modifications. Qu’importe, comme le dit Sacha Houlié (député LaREM), « si pour une fois nous pouvons prendre un peu d’avance, ça ne sera pas du luxe ».

Ce choix interviendra néanmoins au détriment de l’exercice des libertés sur le Net : le texte ne remet pas une seule fois en cause le modèle toxique des plateformes (et leurs modes de financement par la publicité ciblée) et préfère appliquer une succession d’obligations de transparence que Facebook et consorts appliquent sans doute déjà en partie (et en y soumettant Wikipédia, à l’encontre de toute compréhension de leur modèle – voir leur note de blog ici). Nous reviendrons sur l’ensemble de ces nouvelles obligations dans un autre article dédié ultérieurement.

Le texte a déjà fait un tour complet devant l’Assemblée et le Sénat, mais les parlementaires n’ont pas réussi à s’entendre et doivent maintenant repasser dessus au moins une fois. Il doit être débattu cette semaine à l’Assemblée avant de retourner de nouveau devant le Sénat.

Trois textes donc, tous traités en vitesse accélérée et qui risquent de transformer toujours plus Internet en un outil de surveillance de masse, géré par une autorité administrative toute-puissante, l’ARCOM. La stratégie d’épuisement du gouvernement marche à plein régime. Après la loi Avia et la loi Sécurité Globale en 2020, le gouvernement cherche à épuiser les oppositions en multipliant les fronts. Il révèle par la même occasion son mépris du débat public et parlementaire, à laquelle sa majorité dévouée lui permet d’échapper.