Cet article a été écrit dans le courant de l’année 2019 et participe d’un dossier réalisé pour Ritimo “Faire d’internet un monde meilleur” et publié sur leur site.
(Re)définir la publicité
La page Wikipédia la concernant est éloquente, elle commence ainsi « La publicité est une forme de communication de masse, dont le but est de fixer l’attention d’une cible visée (consommateur, utilisateur, usager, électeur, etc.) afin de l’inciter à adopter un comportement souhaité : achat d’un produit, élection d’une personnalité politique, incitation à l’économie d’énergie, etc. »
Il est important de poser ces définitions pour sortir des chaussetrappes où la publicité serait entendue, dans son sens étymologique, comme le fait de rendre quelque chose « public », de le faire connaitre et serait assimilée à de la simple communication, voire à de l’information du public. Non, la publicité n’est pas là pour échanger ni pour informer, elle est là pour inciter. Elle agit sur nos schémas cognitifs, nos pensées et nos rêves, sur nos « temps de cerveaux disponibles »
Ainsi, une personne qui tire des revenus de la publicité tire des revenus de la modification des processus cognitifs des individus et donc quasi systématiquement de leurs manipulations dans des actes de consommation potentiellement inutiles et néfastes.
Le deuxième point important à rappeler est que la publicité ne crée pas en soi de valeur et toute l’énergie qui y est investie peut être perçue comme gaspillée. Elle est susceptible de créer des besoins ou peut réorienter des pratiques, mais cela sans faire appel à des choix conscients ou informés. Elle joue sur les désirs, sur les fonctionnements cognitifs, sur nos peurs, etc.
À l’échelle sociétale, la publicité est un surcout de paiement. On subit la publicité dans la rue comme sur Internet et on paye ces influences mentales, majoritairement non souhaitées, quand on achète un bien ou un service.
La publicité est donc payée aussi bien cognitivement que monétairement.
Une définition sarcastique en creux de la publicité pourrait donc être : le symptôme d’une société malade qui paye une industrie parasite pour se faire manipuler.
Pour en résumer brièvement quelques-uns, la publicité a pour cout sociétaux :
- La modification des comportements orientée par des logiques mercantiles et adressée surtout aux personnes qui sont les plus vulnérables à ces influences, et notamment aux enfants ;
- La création de besoins et les conséquences notamment environnementales et sociales qui les accompagnent, par la surconsommation de biens (nouvel ordiphone, voiture…) ;
- Des utilisations à des fins de propagande politique et donc de perversion de l’idéal des logiques démocratiques ;
- Des liens de contrôle des médias, dont les informations seront influencées par ce lien de dépendance
La dépendance de nombreux vidéastes aux revenus de NordVpn en témoigne assez clairement, même quand ceux-ci restent caustiques à ce sujet cela reste très édulcoré, voir par exemple « Pourquoi NordVPN est partout ?! », Un créatif, 30 mai 2019, publié sur https://www.youtube.com/watch?v=9X_2rNC6nKA ; - La construction ou la reproduction de normes sociales par des pratiques de communication de masse qui viennent influencer et polluer nos imaginaires.
Malheureusement, la publicité a trouvé avec Internet un terrain de jeu sans égal qui n’a fait que renforcer ses conséquences.
Le modèle publicitaire, le péché originel d’Internet
Internet n’a pas été pensé et spécialement conçu pour des pratiques économiques. Facilité de transmission de l’information et de son partage, pratiques décentralisées, numérisation des contenus et une reproduction à cout marginal… En dehors des couts d’accès à Internet qui étaient eux onéreux (matériel informatique et abonnements liés au débit), la navigation en ligne et même les premiers services numériques ne requéraient aucun paiement. Les premiers temps d’Internet témoignent ainsi de nombreuses pratiques bénévoles, amatrices, libres, d’expérimentation, de partage, etc. un certain idéal paradisiaque
Les entreprises ont ensuite saisi l’importance de ce nouveau média et ont commencé à l’investir. Elles se sont toutefois confrontées à un problème : un rejet majeur de toute possibilité de paiement en ligne dû aussi bien à des craintes (plutôt justifiées) liées à la sécurité des données bancaires, mais aussi, et surtout, à des pratiques déjà ancrées d’accès gratuit. Pourquoi payer pour une information alors qu’elle est déjà présente en accès libre sur un autre site ? Pourquoi débourser une somme pour un service alors que tel prestataire me l’offre « gratuitement » ?
Assez naturellement de nombreuses personnes se sont tournées vers la publicité pour obtenir des revenus en ligne, le modèle était connu et malgré quelques premières réticences des annonceurs les audiences étaient en pleine croissance et ils se sont ainsi laissés convaincre.
Le développement de la publicité sur Internet n’a pas été exempt de tout heurt, le tout premier mail publicitaire (spam) en 1978 a, par exemple, connu une vive réaction d’indignation.
Le déluge publicitaire a envahi ce « paradis » et l’a durablement déséquilibré. La gratuité bénévole et altruiste des débuts a été remplacée par une apparence de gratuité. Rares sont les services en ligne (et très spécifiques) qui réussissent, même aujourd’hui, à obtenir un paiement direct de la part de leurs utilisateurs-clients face à la distorsion de concurrence induite par ce trou noir de la gratuité publicitaire et l’exploitation des biais psychologiques des utilisateurs-produits par la publicité.
Cela a pu faire dire à Ethan Zuckerman, chercheur sur les questions touchant aux libertés à l’ère du numérique et activiste, mais qui a également participé à la création du popup publicitaire : « L’état de déchéance de notre internet est une conséquence directe, involontaire, de choisir la publicité comme modèle par défaut pour les contenus et services en ligne. »
Ce noir constat s’appuie aussi sur les conséquences de la deuxième vague du développement publicitaire en ligne : la publicité « ciblée ».
Les dérives illégales de la surveillance publicitaire
Citant Ethan Zuckerman, Hubert Guillaud résume ainsi les conséquences néfastes de la publicité en ligne
- « La surveillance et le développement de la surveillance (comme le dit Bruce Schneier, la surveillance est le modèle d’affaires d’internet
Bruche Schneier, « Surveillance as a Business Model », 25 nov. 2013, https://www.schneier.com/blog/archives/2013/11/surveillance_as_1.html ; - Le développement d’une information qui vise à vous faire cliquer, plutôt qu’à vous faire réfléchir ou à vous engager en tant que citoyens ;
- Le modèle publicitaire favorise la centralisation pour atteindre un public toujours plus large. Et cette centralisation fait que les décisions pour censurer des propos ou des images par les entreprises et plates-formes deviennent aussi puissantes que celles prises par les gouvernements :
- Enfin, la personnalisation de l’information, notre récompense, nous conduit à l’isolement idéologique, à l’image de la propagande personnalisée […] »
On en ajoutera quelques-unes, mais la plus importante est désormais bien connue. Pour sortir des logiques inefficaces de matraquage publicitaire, des entreprises ont fait le choix de développer des outils permettant de surveiller les internautes au travers de leurs navigations pour mieux les profiler et ainsi leur fournir des publicités plus « ciblées », au meilleur endroit au meilleur moment pour ainsi essayer de les manipuler le plus efficacement possible dans des actes de consommation.
C’est une évolution relativement logique de « l’économie de l’attention », pour éviter la perte d’attention induite par la surmultiplication publicitaire, on a développé des outils pour les rendre beaucoup plus efficaces.
Ces outils ont toutefois un cout sociétal colossal : ils impliquent une surveillance de masse et quasi constante des internautes dans leurs navigations. La publicité a financé et continue de financer le développement de ces outils de surveillance qui viennent cibler les consommateurs et les traquer. Les deux entreprises championnes de cette surveillance sont incontestablement Google/Alphabet et Facebook
Ce problème est ainsi résumé par la chercheuse Zeynep Tufekci : « on a créé une infrastructure de surveillance dystopique juste pour que des gens cliquent sur la pub »
Sans insister ici sur ce point, cette surveillance a assez naturellement attiré la convoitise des différents gouvernements qui ne pouvaient rêver d’un tel système de surveillance et ne se privent pas d’essayer d’en bénéficier à des fins de contrôle et de répression dans ce que l’on pourrait appeler un « partenariat public-privé de la surveillance. »
Il y a là une atteinte majeure au droit au respect de la vie privée des personnes, une liberté pourtant fondamentale, ainsi qu’à la législation européenne sur la protection des données personnelles. Ainsi, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) couplé à la directive e-privacy impose un consentement « libre, éclairé, spécifique et univoque » pour la majorité des opérations de collecte de données personnelles à des fins publicitaires. Or, la quasi-totalité de ces outils de surveillance ne satisfont pas à ces critères qui impliqueraient par défaut que les données ne soient pas collectées. C’est seulement si l’internaute acceptait volontairement et spécifiquement d’être traqué à des fins publicitaires qu’il pourrait l’être. C’est pourquoi La Quadrature du Net a lancé
Malgré l’illégalité flagrante, ces pratiques de surveillance continuent donc de violer chaque jour nos libertés.
Si les internautes averti·es peuvent configurer certains outils, dont leur bloqueur de publicités, pour limiter ces abus (par exemple en suivant les informations sur https://bloquelapub.net/) c’est encore dans une guerre continue entre l’ingéniosité pervertie
Une lourde addition des couts sociétaux de la publicité en ligne
La surveillance publicitaire est la dérive la plus flagrante de la publicité, elle est inacceptable et il est nécessaire de la combattre pour la faire disparaitre si l’on veut caresser l’espoir de retrouver des pratiques commerciales plus saines sur Internet, mais cela semble loin de suffire. La publicité en elle-même est un problème : elle induit une dépendance économique aux annonceurs, mais aussi technique aux systèmes publicitaires.
Les problématiques liées à la dépendance économique publicitaire sont très claires quand la publicité constitue la seule source de revenus d’un acteur. Cette problématique est aussi mise en valeur avec les vidéastes qui s’appuient sur la plateforme de Google « Youtube » qui sont devenu·es de fait totalement dépendant·es du bon vouloir de celle-ci pour leurs revenus ou encore avec les éditeurs de presse qui ne font depuis plus de 10 ans que de subir des revers pour obtenir les miettes des revenus publicitaires de Google.
Côté dépendance technique, pour les gestionnaires de site Internet, insérer un système publicitaire revient à laisser une porte ouverte à des acteurs tiers et constitue donc une faille en puissance. Il y a là un réel cout de confiance et de dépendance. L’encart publicitaire peut être utilisé pour faire exécuter des éléments de code d’un prestataire publicitaire ou d’un tiers qui l’aurait compromis, on ne contrôle pas nécessairement le contenu des publicités qui s’afficheront…
La publicité est également un surcout énergétique dans l’affichage de la page, qui peut rester faible, mais peut aussi largement alourdir une page si l’on parle par exemple de publicité vidéo
Le gaspillage énergétique, les dépendances multiples des acteurs dont le modèle économique repose sur la publicité, la dystopie de surveillance, l’influence mentale subie des personnes qui voient leurs pensées parasitées pour leur faire consommer plus ou voter autrement…
La publicité apparait bien comme une cause majeure de perversion d’Internet vers plus de centralité, plus de contrôle et de surveillance des géants du numérique, plus de contenus piège à clic et de désinformation au lieu de productions de qualité et de partage…
L’addition des conséquences sociétales de la publicité en ligne est salée comme la mer d’Aral
Twitter a annoncé fin octobre 2019
« Nous avons pris la décision d’arrêter toutes les publicités politiques sur Twitter. Nous pensons que la portée d’un message politique doit se mériter, pas s’acheter. »
La démarche est louable, mais pour arrêter les publicités politiques sur Twitter ne faut-il pas arrêter la publicité tout court ? Edward Bernays (neveu de Freud, considéré comme le père de la propagande politique et des « relations publiques ») comme Cambridge Analytica
À La Quadrature du Net nous refusons l’exploitation de ces temps de cerveaux disponibles et de profiter de ces revenus publicitaires, même quand ils sont si « gentiment » proposés par des sociétés telles que Lilo, Brave ou Qwant
Nous refusons ces manipulations et espérons des pratiques saines où les biens ou des services sont vendus directement pour ce qu’ils valent, nous souhaitons avoir une liberté de réception sur les informations auxquelles nous accédons et que les plus riches ne puissent pas payer pour être plus entendus et modifier nos comportements.
Nous ne voulons plus que nos cerveaux soient des produits !
https://bloquelapub.net/