Racisme policier : les géants du Net font mine d’arrêter la reconnaissance faciale

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À un moment où l’institution policière est remise en question, les multinationales de la sécurité tentent de se racheter une image par des effets d’annonce : elles arrêteraient la reconnaissance faciale car la technologie ne serait pas tout à fait au point et la police l’utiliserait à mauvais escient.

Arrêter la reconnaissance faciale ?

Plusieurs entreprises ont annoncé arrêter (temporairement ou non) la reconnaissance faciale. C’est d’abord IBM qui a ouvert le bal : l’entreprise a déclaré publiquement qu’elle arrêtait de vendre la reconnaissance faciale à « usage général » et appelle le Congrès américain à établir un « dialogue national » sur la question. Le même jour, une employée de Google dénonce les biais des algorithmes et la dangerosité de cette technologie. Le lendemain, Amazon affirme interdire l’utilisation par la police de son logiciel de reconnaissance faciale Rekognition pendant un an. Enfin, Microsoft dit vouloir arrêter de vendre de tels services tant qu’il n’y aura pas de cadre législatif plus précis.
Ce sont donc les entreprises à l’origine même de l’invention et de la mise au point de la reconnaissance faciale qui la dénoncent. Culotté.
Comme le montre bien Privacy International, IBM est une des premières entreprises à s’être lancée dans la reconnaissance faciale et à en avoir fait son fonds de commerce. Elle a carrément inventé le terme même de « Smart City » pour vendre toujours plus de systèmes de vidéosurveillance à travers le monde. Et, on y reviendra plus tard, la reconnaissance faciale n’est qu’une fraction des algorithmes vendus par IBM. Selon l’association britannique, IBM prend les devants pour éviter d’être accusée de racisme, comme ce fut le cas lorsque qu’il est apparu qu’elle vendait sa technologie aux Nazis pendant la Seconde guerre mondiale. En outre, c’est peut-être un moyen pour l’entreprise de se retirer d’un marché concurrentiel où elle ne fait pas office de leader, comme à Toulouse, où la mairie de J.-L. Moudenc a conclu un contrat avec IBM pour équiper une trentaine de caméras de VSA, sans succès apparent.

À travers ces déclarations, ces entreprises tentent d’orienter nos réponses à cette question classique qui se pose pour nombre de nouvelles technologies : la reconnaissance faciale est-elle mauvaise en soi ou est-elle seulement mal utilisée ? La réponse à cette question de la part d’entreprises qui font des bénéfices grâce à ces technologies est toujours la même : les outils ne seraient ni bons ni mauvais, c’est la façon dont on les utilise qui importerait.

C’est ainsi qu’une annonce qui s’apparente à un rétropédalage sur le déploiement de la reconnaissance faciale est en réalité la validation de l’utilité de cette technologie. Une fois que l’État aura établi un cadre clair d’utilisation de la reconnaissance faciale, les entreprises auront le champ libre pour déployer leurs outils.

Instrumentaliser les combats antiracistes pour se refaire une image

Que ce soit Google, Microsoft ou Amazon, les géants du numérique qui utilisent de l’intelligence artificielle ont déjà été épinglés pour les biais racistes ou sexistes de leurs algorithmes. Ces révélations, dans un contexte où de plus en plus de monde se soulève contre le racisme, au sein de la police notamment aux États-Unis, affectent de plus en plus l’image de ces entreprises déjà connues pour avoir peu de respect pour nos droits. Mais les géants du numérique ont plus d’un tour dans leur sac et maîtrisent les codes de la communication et gèrent avec attention leur image publique . Le débat autour des biais algorithmiques concentre l’attention, alors que pendant ce temps les questions de respect des données personnelles sont passées sous silence.
En annonçant mettre en pause l’utilisation de leurs outils de reconnaissance faciale tant qu’ils auront des biais racistes, Microsoft, IBM et Google font coup double : ils redorent leur image en se faisant passer pour des antiracistes alors qu’ils font leur business sur ces outils depuis des années et qu’ils imposent publiquement un débat dans lequel l’interdiction totale de la reconnaissance faciale n’est même pas envisagée.
Amazon fait encore plus fort, en prétendant interdire au gouvernement de se servir de Rekognition, son logiciel de reconnaissance faciale. Ainsi le message de l’entreprise est clair : ce n’est pas la reconnaissance faciale qui est dangereuse mais l’État.
Cette volte-face des géants du numérique rappelle leur énorme poids politique : après avoir passé des années à convaincre les autorités publiques qu’il fallait se servir de ces outils technologiques pour faire régner l’ordre, ils ont le luxe de dénoncer leur utilisation pour redorer leur blason. C’est le cas d’IBM, qui fait la promotion de la reconnaissance faciale depuis au moins 2012, en fournissant à la ville d’Atlanta, aux États-Unis, un programme de police prédictive avec les photos des criminels à haut risque. Et qui en 2020, dénonce son utilisation par la police, de peur que cela ne lui retombe dessus.

La reconnaissance faciale, un épouvantail qui rend la VSA acceptable

Ce qui est complètement passé sous silence dans ces annonces, c’est le fait que la reconnaissance faciale n’est qu’un outil parmi d’autres dans l’arsenal de surveillance développé par les géants du numérique. Comme elle touche au visage, la plus emblématique des données biométriques, elle attire toute la lumière mais elle n’est en réalité que la partie émergée de l’iceberg. En parallèle sont développés des outils de « vidéosurveillance automatisée » (reconnaissance de tenues vestimentaires, de démarches, de comportements, etc.) qui sont discrètement installés dans nos rues, nos transports en commun, nos écoles. En acceptant de faire de la reconnaissance faciale un outil à prendre avec des pincettes, les GAFAM cherchent à rendre acceptable la vidéosurveillance automatisée, et cherchent à rendre impossible le débat sur son interdiction.
Or, il est fondamental d’affirmer notre refus collectif de ces outils de surveillance. Car sous couvert « d’aide à la prise de décision », ces entreprises et leurs partenaires publics instaurent et réglementent les espaces publics. Quand une entreprise décide que c’est un comportement anormal de ne pas bouger pendant 5 minutes ou quand on se sait scruté par les caméras pour savoir si l’on porte un masque ou non, alors on modifie nos comportements pour entrer dans la norme définie par ces entreprises.

Les grandes entreprises de la sécurité ne sont pas des défenseuses des libertés ou encore des contre-pouvoirs antiracistes. Elles ont peur d’être aujourd’hui associées dans la dénonciation des abus de la police et de son racisme structurel. Leurs annonces correspondent à une stratégie commerciale bien comprise : faire profil bas sur certains outils pour mieux continuer à vendre leurs autres technologies de surveillance. En passant pour des « multinationales morales et éthiques » — si tant est que cela puisse exister — ces entreprises ne prennent que très peu de risques. Car ne soyons pas dupes : ni IBM, ni Microsoft et encore moins Amazon ne vont arrêter la reconnaissance faciale. Ces boîtes ne font que temporiser, à l’image de Google qui, en réponse aux dénonciations d’employé·es avait laissé entendre en 2018 que l’entreprise se tiendrait à distance du Pentagone, et qui a depuis lors repris ses collaborations avec l’armée américaine. Et, ce faisant, elles font d’une pierre deux coups : en focalisant le débat sur la reconnaissance faciale, les géants du numérique tentent non seulement de redorer leur image mais laissent aussi la porte grande ouverte pour déployer d’autres dispositifs de surveillance fondés sur l’intelligence artificielle et tout aussi intrusifs.