Not Safe For (sex)Work

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Tribune de okhin

Les dirigeants de Tumblr ont publié le 3 Décembre 2018 un communiqué de presse annonçant une mise à jour de leurs conditions générales d’utilisation, signifiant qu’ils retirent tout contenu classifié comme adulte. Ils justifient leur décision par la décision unilatérale et sans appel d’Apple de supprimer l’application de leur AppStore. Décision motivée par le fait que Tumblr n’ait pas réussi à détecter des images de pédopornographie, en dépit des filtres automatisés déjà existant.

J’ai voulu rédiger quelque chose de construit, essayant de donner le contexte dans lequel cette suppression de contenu s’opère, hors de tout cadre légal (autre que celui des conditions générales d’utilisation d’Apple). J’ai voulu essayer de donner des arguments, de faire les liens entre sexualité, pornographie et identité de genre, mais au final ce n’est pas ce qui est important. Et énormément de monde — y compris sur Tumblr — a déjà écrit à ce sujet, et bien mieux que je ne pourrais le faire ici. Je vous invite d’ailleurs à aller lire ce que les premières concernées en disent comme, par exemple, cette Lettre d’amour à Tumblr écrite par Vex ou ce coup de gueule par Romy Alizée.

Voilà Tumblr qui supprime le contenu qui a fait son intérêt, sa spécificité, détruisant le travail fait par de nombreuses personnes minorisées, que ce soit par racisme, homophobie, misogynie, transphobie et/ou un mélange de tout cela. Ce travail permet à ces communautés d’exister, de vivre, de s’éduquer et d’échanger dans un cadre dans lequel elles ne sont pas mises en danger (notamment grâce au pseudonymat et au multi compte). Il permet aussi à de nombreuses personnes de travailler, qu’il s’agisse d’acteurs ou d’actrices cherchant à faire ce qu’elles ont envie hors des gros studios de porno hétéronormés, d’escort ou d’autres formes de travail sexuel. Il permet enfin de parler de sexualité, de permettre aux personnes en questionnement de se poser ces questions, d’essayer de comprendre comment se positionner dans ce monde, d’explorer leur corps, leur sexualité ou de poser des questions pratiques. Ou juste de se faire des amies qui partagent un bout de leurs galères quotidiennes… face à tout ce que Tumblr s’apprête à détruire, je me suis naïvement dit que cela ferait réagir, que le débat irait plus loin que la seule question du porno.

Mais la plupart des sites d’informations, quand ils en parlent, ne parlent pas de sexualité. Ou de travail sexuel. Le porno y est indiqué comme étant scanné pour lutter contre la pédopornographie. Reprenant donc les arguments de Christine Albanel en 2005, lors des débats HADOPI, ou ceux des associations familiales catholiques voulant défendre et protéger les enfants du grand méchant pornographe, celui-ci étant de toutes façons lié au puissant lobby LGBT d’après elles.
Pas de remise en contexte. Pas de liens effectués avec des actions similaires menées par Alphabet, Patreon, Kickstarter ou la plupart des plateformes de financement participatif qui, sous couvert de lutter contre la pornographie, empêchent des actrices de financer des soins dont elles ont besoin et qui n’ont aucun rapport avec leur travail, les mettant ainsi délibérément en danger.

Et quand, avec La Quadrature, on essaye de dire que l’on ne peut pas traiter les plateformes géantes telles que Tumblr de la même manière que les initiatives libres et distribuées, parce qu’elles effectuent de fait une sélection éditoriale et suppriment de l’espace public toute forme d’expression ne correspondant pas à leurs cibles commerciales ou à leur vision puritaine du monde — les deux étant apparemment compatibles, nous ne sommes pas à un paradoxe près — on nous dit que l’on veut abandonner les utilisateur·rice·s de ces plateformes.

Pourtant ce sont ces plateformes qui, non seulement invisibilisent et suppriment de l’espace public ces utilisateur·rice·s que nous « abandonnons », utilisant des systèmes arbitraires et ayant de nombreux faux positifs, tout en empêchant tout recours effectif contre la suppression de contenus, ou en coupant une source de revenus pour certaines activistes queer, féministe ou afroféministes. Ce sont ces plateformes qui nous imposent leur ordre moral hétérosexuel, patriarcal, blanc.
À en lire la presse, c’est juste un problème de filtrage d’Internet.

Et j’en ai marre. Je suis énervé. Je suis énervé de devoir justifier que j’existe, que mes ami·e·s existent, que nous avons le droit d’exister dans l’espace public. Je suis fatigué de devoir encore et toujours expliquer l’effet de réseau rendant socialement impossible la migration vers d’autres plateformes et donc l’importance de pouvoir socialiser sur ces plateformes pour des personnes souvent isolé·e·s dans un milieu hostile. Je suis fatigué que l’obligation de s’identifier, avec une seule identité, correspondant à votre état civil, ne soit pas débattue et que l’on se contente de vouloir distribuer. Je suis fatigué de lire « t’as qu’à aller sur mastodon » ou que c’est juste un effet de bord pour lutter contre la pédophilie, assimilant éducation sexuelle et pédophilie.

Après tout si, pour protéger les enfants, il est acceptable de taper un peu large et de supprimer toute forme de contenu parlant de sexualité, il devrait être acceptable de supprimer tout le contenu d’incitation à la haine raciale, au génocide, à l’appel aux meurtres de femmes et de queers, quitte à ce que tout contenu politique disparaisse ? Au delà du fait qu’il reste à prouver que la suppression de contenu est effectivement une méthode efficace de lutte contre la pédocriminalité organisée, ou du fait qu’on ne parle que des enfants victimes de ces crimes, et non de n’importe quelle personne victimes de violence sexuelle, s’il est acceptable de supprimer automatiquement tout contenu adulte pour lutter contre la pédophilie, alors il est acceptable de supprimer tout contenu politique pour lutter contre la haine de l’autre, non ?

C’est d’ailleurs ce qui se produit sur de nombreuses plateformes. Les comptes de personnes minorisées et militantes sont régulièrement fermés alors qu’elles sont victimes de harcèlement, les auteurs de ces harcèlement profitant d’une impunité de fait fournie par ces plateformes. Ces plateformes qui s’excusent régulièrement, promis, la prochaine fois, elles feront tout pour que leur communauté puisse s’exprimer sereinement. Quitte à récupérer sans aucune gène les luttes de ces personnes afin de se donner une image cool, respectable. Alphabet qui empêche les queers de monétiser leur contenu mais qui, dans le même temps, lors des marches des fiertés, affiche son soutien à la communauté LGBT en est l’exemple parfait.

Suppressions justifiées, une fois encore, non pas par des décisions de justice, mais par un principe de précaution. Suppressions effectuées en amont, par des filtres à l’upload, donnant à ces plateformes un rôle éditorial. Suppressions effectuées par des machines, entraînées à distinguer les tétons d’apparence féminine des autres. Suppressions qui, inévitablement, amènent à la disparition du corps des femmes de l’espace public. Suppressions qui, à cause des biais sexistes et racistes, se fera en utilisant une référence définissant ce qu’est une femme, ce qui est une représentation acceptable d’une femme en ligne, effaçant encore et toujours les femmes non blanches, ou ne correspondant pas au canon établi par ces filtres pseudo-intelligents.

On entend beaucoup de gens dire qu’il est inacceptable de supprimer du contenu incitant à la haine, du contenu posté par des personnes se définissant elles-mêmes comme des nazis. Je suis d’accord, parce que supprimer ce contenu est une tâche complexe, nécessitant entre autre des mises en contexte rigoureuses de propos tenus. C’est un travail nécessitant aussi une part d’archivage, et encore une fois, il n’est pas prouvé que la suppression du contenu seul ait un effet quelconque sur la diffusion des idées.

Les néo nazis, les réacs, les pro-BREXIT ou la Manif Pour Tous ont le droit aussi d’exister en ligne. Oui. Absolument. Notamment parce que cela facilite le travail de la police et de la justice. Mais ce que font les GAFAMs et les principaux sites de médias en ligne, n’est pas assimilable au simple fait d’exister. Ce que font les GAFAMs, c’est choisir quels contenus sont mis en avant, permettant même à chaque personne de les sponsoriser pour les diffuser vers un plus grand nombre de personnes. Ce que font les GAFAMs, ce n’est pas vivre et laisser vivre. C’est s’assurer que certains contenus soient vus par le plus grand nombre. C’est s’assurer que certains contenus ne soient jamais vus par personne. Ces entreprises, qui récupèrent petit à petit le contrôle sur l’ensemble des infrastructures, des contenus, des standards de communication, qui n’ont aucune légitimité pour décider du contenu qui a le droit d’exister, n’ont pas un simple rôle passif d’hébergement, mais un rôle actif d’éditorialisation du contenu.

Ces décisions de supprimer tel ou tel contenu, de classifier, d’empêcher certaines personnes de financer leurs projets ou de gagner un peu mieux leur vie, ces décisions sont politiques. Elles définissent le discours acceptable, elles définissent la seule culture devant exister, leur positions hégémonique empêchant toute existence hors de leur sphère d’influence. Ces décisions politiques doivent être considérées comme telles, et ces entreprises doivent etre responsables de leurs décisions, de même qu’un journal, et non ses auteurs individuels, est responsable du contenu qu’il publie.

Donc je suis énervé. Pas tellement contre Tumblr ou Apple au final, ils ne sont que le reflet de notre société. J’entends des « Apple protège ma vie privée ». Mais uniquement si vous ne parlez pas de cul, de sexualité, que vous ne travaillez pas autour de le sexualité, que vous n’êtes pas queer. Parce qu’à ce moment-là, vous n’existez plus.

Je vais donc le dire, encore une fois : le problème ce n’est pas le filtrage automatisé. Le problème ce n’est pas qu’aucun juge ne prenne plus de décisions, permettant au moins de contextualiser le contenu. Le problème c’est de considérer l’invisibilisation des minorités sexuelles, des femmes, des noirs, des musulmans, etc … du simple point de vue du filtrage et de la responsabilité des plateformes sans remettre tout cela dans un contexte politique.

Du coup, que faire ? est-ce qu’on a des choses à proposer ? En l’état des choses, pas vraiment. La solution de la distribution est un premier pas, mais ne résout pas le problème sous-jacent de la gestion d’un espace public commun. Au lieu de déléguer le pouvoir à une entreprise multinationale, on le délègue à une communauté de personnes. Effectivement, n’importe qui peut monter un service ActivityPub, mais tout le monde ne le fait pas. Et est-ce que vous pouvez vraiment faire confiance à des « amis » sur le fait qu’ils résisteront à toute forme de pression policière ? La réponse est non, même si ils sont les mieux intentionnés. Au mieux, ils suspendront le service, vous forçant à trouver une autre plateforme et recommençant encore une fois le même cycle.

D’autant qu’avoir un nom de domaine identifié, public, connoté, associé à une activité peut poser plus de problèmes qu’aller sur facebook et peut, dans malheureusement trop d’endroits, avoir des conséquences très concrètes sur notre sécurité. Et la plupart des alternatives nécessitent en plus une identification forte. Prenons le cas de Signal par exemple. Si je ne veux pas que quelqu’un puisse me joindre au-delà d’une conversation, je suis obligé de changer de numéro de téléphone. Et donc de devoir prévenir tous mes contacts avec qui je veux maintenir un contact que j’ai changé de numéro de téléphone.

Il n’y a pas, à ce jour, de plateformes logicielles et grand public permettant à des enfants, adolescents, jeunes adultes et adultes de se questionner sur leur orientation sexuelle sans être immédiatement détectés soit par leur FAI, soit par l’hébergeur de l’application — et donc Amazon, étant donné qu’une part de plus en plus grande d’applications et de systèmes de communications est hébergée chez eux. Il n’existe aucune plateforme ne nécessitant pas de compte ou d’informations pouvant identifier l’utilisateur·ice, aucune plateforme permettant d’effectuer des transactions bancaires entre deux personnes sans intermédiaire technique ou sans révéler l’identité des deux parties, il n’existe pas non plus d’applications sur lesquelles on peut envoyer des photos de nus et garantir que l’image ne soit pas facilement republiable en ligne.

Il y a du travail dans cette direction, mais on en est au stade de la recherche, encore loin d’avoir quelque chose de fonctionnel. Des applications telles que Briar, ou Cwtch, vont dans la bonne direction à mon sens, mais j’aimerais que les personnes qui développent les futures infrastructures de communications qui remplaceront les GAFAMs quand on aura fini par les mettre à terre, se posent la question de pouvoir répondre aux problèmes auxquels nous, membres de minorités, faisont face quotidiennement pour avoir simplement eu l’outrecuidance d’exister.