Après la décision Chambord, comment sortir d’un domaine public « résiduel » ?

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Nous publions ci-dessous une tribune de Lionel Maurel, membre fondateur de La Quadrature du Net, au sujet de la décision du Conseil constitutionnel sur la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) que nous avions déposée avec Wikimédia France au sujet de la création d’un nouveau droit sur l’image des monuments des domaines nationaux.

Le 2 février dernier, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Chambord », à savoir la contestation par Wikimedia France et La Quadrature du Net du nouveau « droit à l’image » mis en place en 2016 par la loi Création, Architecture et Patrimoine sur les monuments des domaines nationaux (Château de Chambord, Le Louvre, l’Élysée, etc.).

Le château de Chambord vu du ciel. Image par Elementerre. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.

Les deux associations ont vu leurs principaux arguments rejetés, ce qui va laisser la possibilité aux gestionnaires des domaines nationaux de contrôler l’image de ces bâtiments et de lever des redevances sur son exploitation commerciale. Mais le Conseil constitutionnel n’en a pas moins assorti sa décision de plusieurs réserves d’interprétation qui vont limiter assez sérieusement la portée de ce dispositif.

Cependant l’essentiel est ailleurs, car ce jugement va surtout avoir l’effet de valider a contrario une conception du domaine public en France tendant à en faire un concept « résiduel », pouvant facilement être remis en cause par voie législative. C’est la nature même de ce que les militants des Communs de la connaissance appellent le « copyfraud » qui est modifiée par cette décision, car une grande partie des couches de droits surajoutées sur le domaine public s’en trouvent validées. Malgré cette décision, ce n’est pourtant pas une fatalité impossible à conjurer, mais il convient à présent d’adapter la stratégie à suivre pour arriver à garantir à nouveau les libertés culturelles matérialisées par le domaine public.

Le domaine public, un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République ?

Tous les monuments des domaines nationaux correspondent à des bâtiments qui ne sont pas protégés par le droit d’auteur (ils ne l’ont même jamais été, vu leur époque de construction) et ils appartiennent à ce titre au domaine public, au sens de la propriété intellectuelle. A ce titre, leur image devrait donc être librement réutilisable, étant donné qu’il n’y a pas de droits patrimoniaux (reproduction, représentation) opposables, y compris à des fins commerciales. Quand un roman entre dans le domaine public, on peut le rééditer pour vendre des ouvrages et un cinéaste peut adapter l’histoire pour en faire un film : l’usage commercial fait intrinsèquement partie du domaine public et le limiter revient donc à ruiner le sens même de cette notion.

Dans cette affaire cependant, on était en présence d’un « conflit de lois » : d’un côté, si l’on suit le Code de Propriété Intellectuelle, l’utilisation de l’image de ces monuments devait être libre, tandis que la loi Création de son côté a instauré de l’autre un droit spécifique permettant d’en contrôler l’exploitation commerciale et de la faire payer. Les deux associations requérantes ont demandé au Conseil constitutionnel de sortir de cette situation contradictoire en procédant à une « hiérarchisation » entre les textes. Elles estimaient en effet que le domaine public, au sens de la propriété intellectuelle, devait prévaloir en vertu d’un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République (PFRLR) dont il serait l’incarnation.

Renvoyant à une expression figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946, les PFRLR se définissent comme :

des principes fondamentaux [qui] doivent être tirés d’une législation républicaine antérieure à la IVe République et la législation en question ne doit pas avoir été démentie par une autre législation républicaine (nécessité de constance et de répétition).

Or le domaine public est bien né au moment de la Révolution française, lorsque les révolutionnaires ont créé le droit d’auteur par voie législative, mais en fixant aux droits patrimoniaux une durée limitée dans le temps (10 ans après la mort de l’auteur à l’époque). Au fil du temps, différentes lois sont intervenues pour allonger cette durée (jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur aujourd’hui), mais sans remettre en cause le principe même de cette limitation dans le temps.

On pourrait dire que cette référence au droit d’auteur est hors-sujet, car la loi Création ne se place pas sur ce terrain et instaure sur ces monuments un droit d’une autre nature. Mais le texte a pourtant bien pour conséquence de faire naître l’« équivalent fonctionnel » d’un droit patrimonial au profit des gestionnaires de domaine, qui va leur permettre de venir « neutraliser » l’effet utile du domaine public en restreignant l’usage commercial. Or si on se réfère à la vision des Révolutionnaires, on constate que leur intention, en limitant la durée des droits patrimoniaux, était de créer un « droit du public » sur la Culture. C’est notamment ce qui ressort très clairement des propos du député Isaac Le Chapelier, qui fut rapporteur de la loi sur le droit d’auteur en 1791 :

Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est dans les mains de tout le monde, que les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, qu’ils ont confié à leur mémoire les traits les plus heureux ; il semble que dès ce moment, l’écrivain a associé le public à sa propriété, ou plutôt la lui a transmise toute entière ; cependant comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée, tirent quelques fruits de leur travail, il faut que pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse sans leur consentement disposer du fruit de leur génie. Mais aussi après le délai fixé, la propriété du public commence et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit humain.

Le Chapelier parle d’une « propriété du public », mais on voit bien à ses propos qu’il s’agir en réalité d’une liberté de réutilisation et que celle-ci doit être complète, c’est-à-dire incluant l’usage commercial, vu qu’elle englobe dans son esprit la possibilité de « publier les ouvrages ». Or il est bien clair que ces libertés ou ces droits du public sont vidés de leur sens si le législateur instaure des mécanismes d’une autre nature que le droit d’auteur qui viennent entraver leur exercice. C’est pourtant ce qu’il a fait avec la loi Création qui utilise ce que l’on peut appeler un « droit connexe » pour porter atteinte à l’intégrité du domaine public et donc, à ces droits droits du public que les Révolutionnaires voulaient instaurer.

Tel était donc le sens de l’argument principal porté dans cette affaire par les deux associations qui demandaient au Conseil constitutionnel deux choses : 1) reconnaître l’existence du domaine public comme un PFRLR et 2) déclarer une prééminence du domaine public sur les droits connexes que le législateur établit pour le neutraliser.

La réduction à un domaine public « résiduel »

Le Conseil constitutionnel n’a pas répondu à la première question, au sens où il ne s’est pas prononcé sur l’existence du PFRLR. Mais quelque part, il a fait pire que s’il avait jugé que ce principe n’existait pas, car sa décision signifie que même si ce PFRLR existait, il ne pourrait pas être invoqué pour censurer la loi. C’est ce que l’on peut déduire de ce passage du jugement :

[…] en accordant au gestionnaire d’un domaine national le pouvoir d’autoriser ou de refuser certaines utilisations de l’image de ce domaine, le législateur n’a ni créé ni maintenu des droits patrimoniaux attachés à une œuvre intellectuelle. Dès lors et en tout état de cause, manque en fait le grief tiré de la méconnaissance d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République que les associations requérantes demandent au Conseil constitutionnel de reconnaître.

Le Conseil constitutionnel dit ici que le moyen soulevé par les deux associations est inopérant : même si l’existence du domaine public relevait d’un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République, celui-ci s’opposerait simplement à ce que le législateur fasse renaître des droits patrimoniaux rattachés au droit d’auteur. Or ce n’est pas ce qu’a fait ici le législateur, puisqu’il fait certes renaître une couche de droits exclusifs sur le domaine domaine, mais d’une autre nature que le droit d’auteur. Donc implicitement, le Conseil constitutionnel nous dit que le législateur a bien la faculté de créer des « droits connexes » neutralisant l’effet du domaine public, mais à condition qu’il se place sur d’autres terrains juridiques que le droit d’auteur.

Il en résulte que le domaine public, au sens de la propriété intellectuelle, n’a donc plus qu’une existence « résiduelle ». Il peut exister et produire des effets, mais il faudra auparavant vérifier qu’aucune autre « couche de droits connexes », issus d’une autre législation, n’est applicable. Or cette hypothèse est loin d’être rare aujourd’hui en droit français, car on peut compter six ou sept dispositifs juridiques différents susceptibles d’interférer avec le domaine public. Pour donner un exemple, la loi Valter a conféré en 2015 aux établissements culturels (bibliothèques, musées, archives) la possibilité de faire payer les réutilisations commerciales des reproductions numériques qu’elles produisent à partir des œuvres de leurs collections, quand bien même celles-ci appartiennent au domaine public. Tout comme le droit à l’image des domaines nationaux de la loi Création, on sait à présent que cette nouvelle couche de droits verrouillant le domaine public ne pourra sans doute plus être contestée.

Ce qui est surprenant, c’est que le Conseil constitutionnel a choisi « d’inférioriser » le domaine public, alors même que des juges avaient développé une jurisprudence pour régler autrement les « conflits de lois ». Par exemple, dans une affaire impliquant la bande dessinée Les Pieds Nickelés, le tribunal de Grande Instance de Paris a jugé que l’on ne peut pas utiliser le droit des marques pour contourner l’extinction des droits patrimoniaux sur une œuvre. Il avait été jusqu’à déclarer le dépôt d’une marque sur le nom Les Pieds Nickelés comme « frauduleux », parce qu’il visait à empêcher une exploitation commerciale de l’œuvre passée dans le domaine public. Dans cette situation, le TGI a donc bien procédé à une hiérarchisation entre les différents droits en donnant la prééminence au domaine public.

Une portée néanmoins limitée

Tout n’est quand même pas complètement négatif dans la décision du Conseil constitutionnel, car il a assorti son jugement de plusieurs réserves d’interprétation, qui vont limiter la portée de ce nouveau droit à l’image.

La première concerne l’articulation avec les licences libres, sujet qui concerne au premier chef les wikipédiens. L’un des « dommages collatéraux » du dispositif est qu’il est susceptible d’empêcher de placer sous licences libres des photographies des monuments des domaines nationaux, car celles-ci autorisent par définition l’usage commercial. La loi Création instaure ainsi de manière paradoxale une sorte « d’anti-liberté de panorama » qui risquait d’empêcher d’illustrer les articles de Wikipédia relatif à ces monuments avec des images sous licence libre. Wikimedia France et La Quadrature ont donc également soutenu devant le Conseil que cette loi portait une atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle et au droit des auteurs de photographies, en les empêchant d’utiliser des licences libres pour la diffusion. À cet argument, le Conseil constitutionnel a répondu ceci :

en l’absence de disposition expresse contraire, les dispositions contestées n’affectent pas les contrats légalement conclus avant leur entrée en vigueur. Par conséquent, le grief tiré de la méconnaissance du droit au maintien des contrats légalement conclus doit être écarté.

Cela signifie en substance que la loi Création ne remettra pas en cause la validité des licences libres déjà apposées sur des photographies de monuments des domaines nationaux et que le nouveau droit à l’image n’interférera qu’à partir de la date d’entrée en vigueur du texte. C’est une solution en demi-teinte, qui va constituer à l’avenir une entrave à l’usage des licences libres, mais il faut néanmoins prendre en considération qu’il existe déjà plusieurs centaines de photographiques de ces bâtiments sur Wikimedia Commons et des milliers si l’ont étend la recherche à l’ensemble du web (cliquez sur l’image ci-dessous pour le Château de Chambord par exemple).

Une simple recherche sur Google Images montre qu’il existe déjà des centaines et des centaines d’images du Château de Chambord sous licence libre sur laquelle la loi Création n’aura aucune prise.

Rappelons que toute cette affaire est née parce que les gestionnaires du domaine de Chambord voulaient trouver un moyen de faire payer la société Kronenbourg pour l’usage d’une photo du château dans une publicité. Mais suite à la décision du Conseil, Kronenbourg n’aura qu’à utiliser une des milliers de photos de l’édifice publiées avant 2016 sous licence libre et les gestionnaires ne pourront rien faire pour s’y opposer. C’est dire, si l’on prend en compte l’ensemble des domaines, que cette loi est déjà quasiment vidée de son sens et qu’elle ira sans doute grossir les rangs des textes inutiles – mais néanmoins ultra-nocifs – que le législateur français semble prendre un malin plaisir à accumuler en matière culturelle.

Par ailleurs, le Conseil a aussi tenu à limiter la possibilité pour les gestionnaires des domaines de refuser la réutilisation de l’image des bâtiments :

Compte tenu de l’objectif de protection poursuivi par le législateur, l’autorisation ne peut être refusée par le gestionnaire du domaine national que si l’exploitation commerciale envisagée porte atteinte à l’image de ce bien présentant un lien exceptionnel avec l’histoire de la Nation. Dans le cas contraire, l’autorisation est accordée dans les conditions, le cas échéant financières, fixées par le gestionnaire du domaine national, sous le contrôle du juge.

Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, les gestionnaires ne pourront donc pas refuser arbitrairement la réutilisation de l’image des monuments, car le Conseil précise qu’il leur faudra apporter la preuve que cet usage porte atteinte à l’image de ce bien. C’est une forme de limitation non-négligeable à l’exercice de ce dispositif, mais cela va aussi avoir l’effet étrange de créer une sorte de « pseudo-droit moral » que les gestionnaires de domaines vont désormais pouvoir exercer. Il y a néanmoins une différence de taille, car normalement en droit d’auteur, les titulaires du droit moral ne peuvent le monnayer. Or ici, on voit qu’un mélange des genres peu ragoûtant va immanquablement s’opérer.

En effet, les gestionnaires des domaines ont le choix entre considérer qu’il y a une atteinte à l’image du monument et refuser la réutilisation ou bien ne pas voir l’usage comme une atteinte et le faire payer. En pratique, les gestionnaires de Chambord ont déjà montré que cette alternative induirait une appréciation à géométrie variable de l’intégrité, pour des raisons purement financières. S’ils ont estimé la réutilisation dans une publicité Kronenbourg incompatible avec l’intégrité de l’image du château, ils n’ont en revanche pas hésité à organiser une chasse aux œufs Kinder dans l’édifice pour une opération promotionnelle à Pâques… Il y a tout lieu de penser que ce qui a fait varier l’appréciation des gestionnaires, ce n’est pas le souci de préserver l’intégrité de l’image du domaine, mais le fait que Kinder a bien voulu sortir son chéquier, alors que Kronenbourg ne l’a pas fait.

La décision du Conseil nous permettra donc d’apprécier à l’avenir la tartuferie éhontée sur laquelle repose tout ce dispositif et on voit bien au passage que le législateur a bien entendu recréer une forme de droit patrimonial sur ces monuments.

Agir pour le domaine public au niveau législatif

Au final, cette décision du Conseil constitutionnel condamne-t-elle définitivement le domaine public à ne rester qu’un concept « résiduel » qui pourra être enseveli peu à peu sous des droits connexes par le législateur ?

Heureusement non, mais c’est précisément à l’échelon législatif qu’il faut à présent agir pour essayer de renverser cette tendance. En 2013, la députée Isabelle Attard avait déposé une loi visant à consacrer le domaine public, à élargir son périmètre et à garantir son intégrité. Ce texte garde aujourd’hui toute sa pertinence, et même davantage encore depuis la décision du Conseil constitutionnel, car l’un de ses buts était justement d’organiser – au niveau législatif – la reconnaissance et la prééminence du domaine public sur les droits connexes qui peuvent le neutraliser. Par ailleurs en 2016, lors des débats autour de la loi République numérique, une autre proposition avait été portée en vue de créer un « domaine commun informationnel » dont le but était de donner une définition positive du domaine public en renforçant sa protection.

Le Conseil constitutionnel a refusé de dire si l’existence du domaine public relevait ou non d’un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de la République, mais qu’à cela ne tienne ! Une ou plusieurs lois peuvent renouer avec l’esprit initial des Révolutionnaires et reconnaître ces « droits du public » sur la Culture qui constituent l’essence du domaine public. En agissant de la sorte, la « malédiction de Chambord » pourra être conjurée et le domaine public redeviendra ce principe régulateur qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.