Tribune de Pedro Martínez, procureur, Madrid

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La Quadrature du Net

Par Pedro Martínez, procureur au parquet de Madrid, 5 mai 2008

« Nous pensons cependant que ce processus est imparable. De même que la bourgeoisie a signifié la fin de l’aristocratie, le nouveau paradigme finira par s’imposer, et les nouveaux inquisiteurs ne parviendront pas à l’arrêter. »


Grâce à l’avertissement lancé par nos amis de La Quadrature du Net, et répondant à leur demande de soutien contre les abus du projet législatif de Sarkozy pour contrôler l’Internet, un réseau d’organisations internationales reconnues sur Internet pour leur défense des libertés numériques est en train de se créer. On y trouve, en Europe, l’Asociacion de Internautas espagnole, à l’avant-garde de ces questions, ainsi que la légendaire Electronic Frontier Foundation américaine, toutes coïncidant dans leur analyse du respect des libertés et concluant que, contrairement aux prophéties des sociétés de gestion des droits d’auteur du monde entier, selon lesquelles Internet et les nouvelles technologies représentent la mort de la culture, la réalité prouve que la culture et la connaissance en général n’ont jamais connu une aussi grande diffusion et une aussi grande vitalité qu’aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies.

En vérité, ce qui touche à sa fin n’est pas l’activité créatrice, mais un business model. Dans ce cadre, la crise des droits d’auteur n’est que la pointe de l’iceberg, annonciatrice d’un nouveau paradigme appelé à remplacer inévitablement tous les modèles sociaux, politiques et économiques connus.

Internet a brisé les frontières du temps et de l’espace. La transmission de l’information est immédiate et universelle, et sa croissance vertigineuse. Sans une autorité centrale pour le gouverner, Internet est en train de grandir du bas vers le haut, grâce à la collaboration spontanée de tous, dans un esprit de liberté et de tolérance. Il engendre un espace de liberté globale et d’information partagée où chacun peut participer et créer, sans besoin d’intermédiaires, à travers un réseau qui doit rester neutre et accessible à tous sans discriminations, seul moyen de garantir l’égalité effective des chances dans l’accès à la connaissance.

Mais un phénomène social d’une telle ampleur inquiète. Et le réseau est considéré avec circonspection, si ce n’est avec franche hostilité, par les nouveaux inquisiteurs qui, à l’image de ce qui s’est produit sous l’ « Ancien régime », se protègent avec force règlements et interdictions.

Quelques nations comme la Chine mettent en place des mécanismes directs de censure et de surveillance sur Internet. D’autres comme Cuba entravent l’accès au réseau. Plus près de nous, sous prétexte de moralité et de sécurité, on censure des contenus et on exerce une surveillance rapprochée.

Dans le sillage de l’US Patriot Act, la Directive 2006/24/CE a vu le jour en Europe ; des programmes d’Intelligence sémantique scrutent le web d’un bout à l’autre ; la surveillance vidéo s’étend jusqu’à atteindre les domaines les plus intimes. L’ombre numérique générée par les données des communications et des transactions électroniques que nous effectuons au quotidien est toujours plus facile à suivre ; de plus, les données commencent à s’entasser et bien que les citoyens ne soient pas conscients du risque pour leur intimité induit par cette accumulation excessive, le « citoyen de cristal », de plus en plus transparent aux yeux du Pouvoir, commence à devenir réalité dans une société hypersurveillée. La question est : qui surveillera les surveillants ?

De fait, la transposition de la Directive 2006/24/CE précitée passe inaperçue dans toute l’Europe, mais l’Asociacion de internautes a entamé les procédures de recours pertinentes et, tôt ou tard, se retrouvera devant la Cour de justice de l’Union européenne.

En attendant, d’autres menaces surgissent autour de l’usage d’Internet, comme celle qui a donné lieu à cette dernière initiative, mais nous espérons et souhaitons que la collaboration s’étende comme ce qui vient d’avoir lieu. Concrètement, l’Espagne vient d’approuver la Ley de Impulso de la Sociedad de la Informacion (Loi d’impulsion à la société de l’information), qui prévoit qu’une autorité indéterminée puisse censurer des contenus sur le web, ce qui représente une menace pour la liberté d’expression. La redevance numérique a également été approuvée, bien que le Gouvernement n’ait pas encore trouvé le moment opportun pour la lancer. En France, nous voyons comment – et nous nous en réjouissons -les citoyens répondent à la riposte graduée, qui instaure un mécanisme d’exception juridique aboutissant à priver la personne de son droit aux communications électroniques. Des mesures semblables, redevances ou interdiction du P2P s’imposent via l’Union européenne, tandis que nous parviennent des Etats-Unis des nouvelles alarmantes concernant la criminalisation du P2P, sans parler de l’utilisation pervertie des nouvelles technologies pour contrôler les citoyens.

Nous pensons cependant que ce processus est imparable. De même que la bourgeoisie a signifié la fin de l’aristocratie, le nouveau paradigme finira par s’imposer, et les nouveaux inquisiteurs ne parviendront pas à l’arrêter.

Pour un vétéran de 1968, l’ancien code ne permet plus d’interpréter la réalité. Occupées à leur jeu dialectique, les forces politiques traditionnelles ont accepté, ou n’ont pu empêcher, que des biens de première nécessité tels que le logement ou la nourriture, soient livrés à la spéculation, poussant le Monde dans une crise aux profondeurs insondables. Pire encore : elles continuent à s’aveugler de la crise des riches, de ce qu’ils vont perdre, et nient la crise des pauvres. Autrement dit, pour certains la vie sera plus chère et malaisée, ils gagneront moins d’argent et leurs biens auront moins de valeur, alors que dans d’autres pays, d’autres, n’auront pas de quoi se payer les aliments de base et simplement mourront.

En Espagne, où le nouveau contexte économique est plus mauvais que dans le reste de l’Union européenne, on atteint le comble de l’absurde en essayant d’établir une redevance pour droits de copie privée qui n’est qu’un privilège pour les riches, encourageant ainsi l’affolement des prix au lieu de les contenir.

Entre temps, la société émergente, avec ses réseaux, ses technologies, ses nouvelles habitudes culturelles et ses nouveaux modes de relation, avec son esprit de collaboration et de liberté globale issus du regretté rêve américain, réclame plus de participation. Ceci nous rappelle que les idéaux de liberté, égalité, fraternité sont encore vivants, mais qu’ils n’ont pas été bien gérés. Nous en voyons le résultat. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité nous disposons de la technologie nécessaire pour garantir leur validité à échelle universelle, et pour éradiquer le fantôme de la faim, c’est pourquoi nous croyons que le temps de la démocratie représentative touche à sa fin et qu’il lui faut devenir plus participative, plus informationnelle, plus solidaire et planétaire en accord avec la société émergente.


Traduction : Eva

Version originale : http://www.internautas.org/html/4927.html