[ThinkerView] Interview de Benjamin Bayart

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Interview de Benjamin Bayart réalisée par en avril 2014 par Thinker View.



  • Benjamin Bayart, bonjour. Je vous interviewe aujourd’hui pour un site internet qui s’appelle ThinkerView. Nous aurions aimé avoir votre point de vue sur les questions concernant le numérique. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur le CSA et ses nouveaux pouvoirs ?
  • D’abord il ne les a pas encore ses nouveaux pouvoirs, pour le moment il est en train de se tirer sur la nouille pour les obtenir mais il ne les a pas. D’un autre coté ça fait dix-huit ans que le CSA essaie d’avoir des nouveaux pouvoirs sur le Net et que… pour le moment il n’y arrive pas. Le gouvernement y est favorable mais tous les gouvernements depuis dix-huit ans y étaient favorables. C’est moins affolant que ça n’en a l’air. C’est inquiétant quand même parce que c’est une source de problèmes et c’est pour ça que ça fait dix-huit ans qu’on s’y oppose. Pour comprendre la question qui est au fond, il faut… en fait il faut voir ça de manière très simple : le pouvoir a une certaine… le CSA a un certaine légitimité à réguler les contenus en matière de hertzien, pour des raisons techniques. C’est-à-dire qu’il y a un très faible nombre de chaînes possibles en hertzien, il ne peut pas y avoir trente millions de chaînes de télévision en France, pas sur du hertzien, pas sur les réseaux… anciens. C’est pour ça que le CSA régule et c’est pour ça que le CSA a un certain pouvoir. Comme c’est souvent expliqué on dit que les fréquences sont attribuées gratuitement aux chaînes de télévision, en dehors du fait d’une…
  • Oui mais là le CSA, le CSA c’est plus du tout du radio amateur qui régule les… les fréquences hertziennes.
  • Non, et d’ailleurs les radios amateurs ne sont pas régulées par le CSA, les radios amateurs c’est les attributions de fréquences par l’ARCEP qui ne fait que de la technique et qui ne touche jamais au contenu.
  • Tout à fait.
  • Le CSA fait de la régulation de contenu parce qu’il n’y a pas beaucoup de fréquences et qu’elles sont attribuées gratuitement aux chaînes, et le CSA — pour ne pas disparaître — aimerait faire de la régulation de contenus sur Internet : c’est ça le fond de la question. Et la régulation de contenu sur Internet, il n’y a pas de bonnes raisons de le faire. C’est aussi simple que ça. Le CSA fait de la régulation de contenu à la télé parce qu’il n’y a pas assez de fréquences, on ne peut pas faire de la régulation de contenus sur Internet — donc, pour les mêmes raisons — parce qu’il y a assez de fréquences. On peut ouvrir un nombre quelconque de chaînes de télévision ou de sites web sur Internet. C’est… La clé de voute pour comprendre l’enjeu est là. Après tout ce que le CSA pourra faire comme conneries sur Internet… c’est sans bornes. C’est sans bornes : il y a… la labellisation est un début, c’est… facile. C’est sans impact majeur immédiat. C’est un problème quand même : selon quelle morale le CSA va labelliser quoi ? C’est… il vont décider de quoi il faut pas montrer aux enfants ?
  • Donc si la morale change… qu’est-ce qu’on fait ?
  • Oh si la morale change ça c’est une question qui est compliquée… Je veux dire que quand les fachos seront au pouvoir, on aura un État fasciste, point. Faut faire avec. Pour moi c’est justement parce qu’on donne trop de pouvoirs à des endroits où il doit pas y en avoir que le mode de gouvernement change. C’est qu’il faut pas se demander « que fera le prochain nazi avec les outils qu’on lui a fait ? », c’est qu’il faut se demander « En quoi les outils qu’on fait nous préparent à un État totalitaire ? ». Il peut très bien y avoir un État totalitaire sans forcément avoir des fachos au pouvoir. L’État totalitaire se prépare déjà et il est déjà en cours. On a des éléments dans le mode de fonctionnement actuel qui sont proches du totalitarisme.
  • Des exemples ?
  • Les pouvoir qu’on veut donner au CSA c’est un très bon exemple. La liberté d’expression est une liberté cardinale. C’est un des éléments clés d’une structure d’État démocratique. On peut pas avoir un système démocratique s’il n’y a pas de liberté d’expression parce que c’est la liberté qui permet de dénoncer tout les abus, qui permet de protéger toutes les autres libertés. À partir du moment où on donne le pouvoir à un organe administratif de réguler la liberté d’expression, on commence… enfin c’est un pas, vers la sortie d’un modèle démocratique et d’un État de droit. On retrouve exactement les mêmes mécanos sur, par exemple, les débats autour de la liberté d’expression. Pour la neutralité du Net — la liberté d’expression en étant un volet : à partir du moment où on autorise les opérateurs à faire ce qu’ils veulent sur le réseau, en fait on les autorise à modifier la société ; on les autorise à modifier la façon dont les gens interagissent entre eux, et donc à avoir… à imprimer leur marque sur la société qui vient avec. C’est exactement ce que fait Apple avec l’AppleStore : l’AppStore d’iOS c’est une façon de déformer la société.
  • C’est-à-dire que ça les rend captifs.
  • Non… rendre captif c’est… la méthode, c’est pas le problème. Le problème c’est que quand tu as la main mise d’un organisme sur les contenus disponibles, tu as une morale qui s’applique et donc tu as une vision du monde qui s’applique et toute vision du monde divergente devient impossible.
  • Mais est-ce que tu crois pas que le mode opératoire traduit le fond du raisonnement ?
  • Non, je pense que c’est le contraire : je pense que c’est parce qu’on met en place ce type d’outils qu’on a une société qui bascule, doucement, vers une espèce de totalitarisme soft. C’est-à-dire que c’est vraiment… je crois pas que c’est parce que nos dirigeants ont des visées totalitaires qu’ils mettent en place des outils de régime totalitaires, je pense que c’est parce que on injecte dans le régime des outils totalitaires que le régime à un comportement de plus en plus totalitaire.
  • Bon alors est-ce que tu peux… je te tutoie hein…
  • Oui.
  • Est-ce que tu peux un petit peu nous développer le concept d’Internet à péages des… de la… on va dire de la neutralité du Net ? Les opérateurs veulent faire quoi ? Les… en quelques mots, les conséquences de tout ça ?
  • Bah, ce que les opérateurs veulent faire c’est assez simple — c’est une lecture à courte vue — ils veulent récupérer un tout petit peu d’argent de plus que ce qu’ils récupèrent déjà. En fait ça part d’un constat qui est… qui est enfantin : un opérateur c’est quelqu’un qui fait des travaux d’infrastructure, qui fait des réseaux, qui construit des centaines de millions de composés… de la fibre optique, du câble, ou… etc. etc. etc. …Et qui en échange de ça gagne… trente euros par mois d’abonnement… Un site de rencontre, c’est un site web qui, heu, fait presque rien : qui fournit… trois pages, une base de données et quelques outils de recherche… et qui vend ses abonnements trente euros par mois.
  • Tu penses que c’est légitime ? C’est-à-dire qu’il faut légitimiser…
  • C’est pas le problème que ce soit légitime ou pas : c’est qu’il y en a un des deux qui est très jaloux. Un des deux qui s’est démené la poire pour gagner trente euros et l’autre qui a fait presque rien… qui en fait pour trente euros te vend tes photos. Parce que le seul contenu qu’a à vendre Meetic, par exemple, ce sont les profils que les gens ont mis dessus ; le seul truc que monsieur Facebook a à vendre c’est ce que tu lui as donné, il l’a pas fabriqué lui.
  • J’ouvre une parenthèse : parle-moi un petit peu de ton… donne-moi un petit peu ta perception sur le big data.
  • C’est autre chose. Je le garde sous le coude celui-là.
  • Aller ! aller, aller ! Lève ton coude !
  • Je le garde sous le coude pour tout à l’heure.
  • Le… Donc en fait, le… la neutralité du Net… ce sont les opérateurs qui cherchent à récupérer une part de l’argent que se font les gens qui développent des services sur Internet. Ils partent d’une idée : moi j’ai payé toute l’infrastructure, lui il a payé rien du tout, et il se fait autant d’argent que moi, et c’est pas juste. Et je sais pas si c’est juste ou pas, ce que je sais c’est que… c’est dangereux. C’est-à-dire que, en fait, comment ils veulent traiter ça ? Ils veulent faire en sorte de… En fait si tu décris leur monde idéal, t’as pris un abonnement chez Pinpin Télécom, et du coup tu as un très bel accès vers Pinpin VOD, et par contre quand tu veux accéder à Netflix ou à Youtube c’est lent, ça rame, ça marche pas bien : et donc du coup tous les films que tu achètes c’est chez Pinpin VOD, tous les sites pornos que tu regardes c’est ceux de Pinpin Porno, etc. etc. etc. Et donc tout ce que tu consommes : t’achètes tes livres chez Pinpin librairie, surtout pas chez Amazon…
  • Donc le modèle de business c’est…
  • Leur modèle de business c’est de te tenir dans une bulle fermée…
  • …captif.
  • …et de, donc de fabriquer cette bulle fermée en faisant de la priorisation sur le réseau. Ce qu’on défend nous, c’est le fait que — en faisant ça — tu déformes le réseau, et tu déformes la vision que les gens ont du monde. C’est-à-dire que tu n’as plus accès à une information de manière neutre. Bêtement quand t’es sur le réseau Internet de manière normale tu vas voir n’importe quel site web, tu te demandes jamais chez qui il est hébergé, tu te demandes jamais comment il est raccordé au réseau, tu as accès à tout Internet, pas à… juste au bout que l’opérateur a voulu te montrer et heu… il y a quinze ans ils essayaient de faire ça avec des portails captifs. Ils faisaient ça avec des portails : t’arrivais sur le portail Orange, où t’avais les news, la météo, machin… et l’objectif était que tu n’en sortes jamais.
  • Qu’est-ce que tu penses… Qu’est-ce que ça va créer chez les fournisseurs d’accès associatifs ? les fournisseurs d’accès Internet associatifs ?
  • …bah en fait nous on est les moins mis en danger là-dessus : parce que… nos abonnés, ils ont accès à tout, ils y ont accès comme ils veulent, si ça coûte cher en bande passante ils payeront cher en abonnement… bah, je me pose pas de questions très compliquées… C’est… nous on est pas tellement la question là-dessus, on est plutôt la réponse. On est plutôt la bonne réponse à la question…
  • D’accord…
  • Mais, le fond du problème c’est que tu déformes, tu déformes la perception que les gens ont du monde… tu crées une société déformée, c’est-à-dire que en fait tu recrées un mécanisme aussi pervers et aussi mauvais que la télévision. C’est-à-dire que t’as… t’as recréé TF1 sauf que ça s’appelle pas TF1 ça s’appelle Orange.
  • Ah bah quand tu vois… l’aspect télévision c’est… ça devient dur… Hum, donc développe-moi un petit peu ton point de vue sur la big data !
  • Alors… les questions de big data… Bon il y a tout un tas de questions là dedans qui sont extrêmement intéressantes mais qui sont pas sur mon sujet, qui sont les questions de business et de comment on peut faire du business avec du big data. Il y a plein de gens qui les développent beaucoup mieux que moi, et je… le sujet moi ne me passionne pas, je suis pas entrepreneur… mon ambition dans la vie n’est pas d’être milliardaire, donc tout va bien. …Le sujet pour moi c’est de comprendre à quel moment ça te touche toi en tant que humain et quel est le rôle que joue l’utilisateur là dedans. Est-ce que l’humain qui est au milieu de tout ça il est… juste la marchandise et il ferme bien sa gueule, ou est-ce qu’il est quelque chose de plus central, c’est-à-dire est-ce qu’il reste avant tout citoyen pensant, actif, acteur de sa vie, autonome et adulte. Et c’est en fait une vraie question. Que tu peux déjà poser sur des sites plus simples… je peux te la formuler de manière enfantine : qui est propriétaire de ce que tu as mis sur Facebook ? Toi ! Forcément toi… Toutes les autres réponses sont dangereuses. Toutes les autres réponses disent, que tu n’es plus adulte, que tu n’es pas libre de relire des anciennes conversations, que tu n’es pas libre de retirer les contenus que tu as mis autrefois… que tu n’es pas libre de partir. Et donc pour moi il y a un élément central sur les questions sur les données personnelles et sur le big data qui est « Comment tu reprends tes billes ? ». Et heu… [un groupe de touristes bruyant passe à proximité] ah le lieu touristique, faut assumer en interview ! c’est curieux !
  • Ah des fois… c’est, c’est agréable pour la rétine.
  • Le… La question est de savoir… En fait pour moi ça revient quasiment à la question de la portabilité des données. C’est-à-dire qu’il y a un système big data quelconque, j’ai pas de problèmes avec, du moment que moi humain, acteur de ma vie, je puisse décider de prendre mes billes et de partir. Ça peut être effacer les données ça peut être juste dire « je les emmène ».
  • Et on parles d’un lieu touristique là : est-ce que tu penses que les gens qui viennent de passer… la population… les jeunes, sont conscients de ces enjeux de société ?
  • Ça vient.
  • Ça vient dans quelles proportions ?
  • C’est en train de venir. …Ça vient plus vite qu’on le croit et ça vient par les gamins.
  • Ça vient par les gamins ?
  • Parce qu’ils comprennent très vite.
  • Ben écoutes, moi j’ai pas l’impression…
  • Bah, je te donne un exemple très très simple : le résultat de l’affaire Snowden c’est que les gens ont compris ce que c’était les metadata pour le téléphone. Ils comprennent que ça existe et quand tu leur parles ils t’écoutent. Quand tu leur en parlais il y a trois ans ils t’écoutaient pas. Quand tu leur dis « ton téléphone envoie sur le réseau des infos de géolocalisation en permanence. », ils comprennent assez vite que oui, d’accord, les opérateurs enregistrent ça… ah. Et en fait ils ignoraient que les opérateurs avaient cette info là.
  • Et certains opérateurs ont des rapports consanguins avec les services de renseignement.
  • Oui mais ça toujours : les services de renseignement ont des rapports consanguins avec les grands groupes, c’est… d’accord, so what? Je veux dire le gouvernement est copain avec les patrons du CAC40… c’est pas une grande nouveauté quoi… C’est pas très innovant. C’était vrai sous De Gaulle si tu veux aussi…
  • Ou le RTF.
  • Oh, ça c’était pire, c’était…
  • C’était pire… t’as dis qu’on revenait à la télévision, donc heu, faut…
  • Mais… Si tu veux pour moi l’approche saine de ce cas — je te donne quelques exemples très bêtes, c’est : tu devrais pouvoir sur Facebook, en quelques clics, télécharger un fichier qui contient toute ta page facebook. Tout. Ce que tu as dit, ce que les gens t’ont dit, ce que tu as fait. Tout l’historique. Ton carnet d’adresses, tes contacts, tes copains…
  • Tout ce qu’ils ont…
  • Tout ce que tu as dit avec eux, ’fin tout ce que Facebook a sur ton compte.
  • Mais ça, c’est… c’est possible ?
  • Nan, à l’heure actuelle tu ne peux pas le récupérer : c’est-à-dire que le seul mec qui a réussi à le récupérer il s’est mangé des années de procès pour y arriver et… il a eu le droit d’avoir le tout sous forme d’un PDF. C’est inutilisable ! Tu devrais pouvoir récupérer tout ça sous un format utilisable !
  • D’accord.
  • Je te donne un autre exemple : ton opérateur de téléphonie a les données de géolocalisation sur ton mobile, et bah, sur le bout de site client qu’il te donne, où ils te mettent tes factures détaillées, qui tu as appelé, combien de temps t’as parlé avec ta mémé hier, tout ça il le met. Tu peux même télécharger les messages qu’il y a sur ta boîte vocale. Pourquoi à coté il y a pas les données qu’il a sur toi ? Disant : « bah, voilà, ça c’est les traces qu’on a de géolocalisation » ! Il y a pas de secret ! Tu savais très bien où tu étais !
  • Ouais mais le fait de savoir…
  • Mais le fait de savoir qu’ils ont les données ferait de toi un acteur beaucoup plus conscient de ce que tu es, de ce que tu fais, de ce qu’il sait sur toi, du fait qu’il peut donner ça à la police sur toi ou il peut donner ça à quelqu’un d’autre !
  • Ou il y a peut-être un copain qui travaille qui pourra recevoir…
  • N’importe quel admin système là-bas peut avoir accès aux informations.
  • D’accord…
  • Donc, ça te permet de savoir ce qui existe, et à partir du moment où tu sais ce qui existe…
  • N’importe qui accrédité peut-être… ?
  • Non…
  • Non ?
  • Je t’assures en pratique le mec qui est root sur l’ordinateur bah il fait ce qu’il veut, hein, accrédité ou pas. Donc c’est… t’as deux personnes qui ont un pouvoir infini dans une boîte : t’as l’actionnaire, et t’as l’adminsys. Ces deux là ils font ce qu’ils veulent.
  • Revenons un peu sur les jeunes là. Bah, est-ce que tu…
  • Bah, les jeunes de plus en plus comprennent qu’ils laissent des traces, comprennent à peu près quelles traces ils laissent, et il suffirait que tu mettes… en fait si tu leur laisse accès aux données qu’ils ont généré, et que tu rends ces données portables, et qu’ils puissent les emmener et les utiliser ailleurs… alors ils vont très bien comprendre dans quel monde ils sont, ils vont très bien comprendre ce qu’ils font… Je pense qu’on verra même apparaître des formes d’art perverses, qui consistent à se comporter de manière à avoir laissé une trace qui soit jolie.
  • C’est un poème…
  • C’est-à-dire que tu… Nan mais c’est super rigolo après comme idée. Tu te promènes avec comme objectif que la trace laissée par ton téléphone…
  • intoxique celui qui…
  • …fasse, heu, un joli dessin, fasse… un parcours historique dans Paris… fasse… je sais pas, ça dessine…
  • Je vois que tu…
  • …que tu joue au morpion… T’as plein de trucs qui apparaissent à partir de ça.
  • D’accord… Heu, je voudrais te poser une autre petite question concernant la jeunesse : est-ce que tu penses que les jeunes générations — un peu plus jeune que nous et que toi — ont un enseignement suffisamment pertinent sur les questions numériques, depuis l’école ? Est-ce que depuis l’école, on les sensibilise correctement, à tes yeux, à ces questions là ?
  • Non, et la question n’est pas numérique.
  • La question elle est quoi alors ?
  • Hum… La question n’est pas numérique : ce n’est pas au numérique qu’il faut les sensibiliser c’est à la société du réseau. C’est à la société qui construit… Je dis souvent : apprendre la programmation aux gamins… Ouais, autant qu’on leur apprend l’électronique si tu veux… c’est… c’est pratique, c’est bien d’avoir une petite culture générale, de comprendre les bases, de voir un peu ce que ça fait, de pas croire à la magie quoi, de comprendre que ça existe. Mais, ce n’est pas important. Le grand apport d’Internet c’est que l’Internet permet aux gens d’écrire. Internet permet aux gens de s’exprimer.
  • …de créer.
  • Ouais… créer, tu prends l’approche artistique tout de suite… Mais non, juste écrire ! En fait ce que t’écris sur ton… ton Facebook, ou… ton blogger, ou ton Twitter… ou sur ta page que t’héberges dans ta machine à la maison… Ce que tu écris sera lu par potentiellement n’importe qui sur Internet. Ça existait pas avant ! Ma mère quand elle écrivait, elle écrivait une lettre à quelqu’un. C’était précis, c’était ciblé… Elle n’a jamais écrit dans la presse.
  • Donc avec ça t’es en train de me décrire une société beaucoup plus horizontale.
  • Bah, je suis en train de te décrire une société dans laquelle les gens s’expriment en public. Et ils ne sont pas formés à ça. Les… Pour moi, l’enseignement central autour du… du numérique et de tout ça… c’est vraiment la partie « expliquer… apprendre aux enfants à s’exprimer en public ». C’est apprendre… C’est-à-dire que pour moi, les questions autour de l’Internet ce n’est pas pour les profs de math ou pour les profs de sciences, c’est les profs de français, c’est pour les profs de philo. Il faut apprendre aux gamins, non pas à lire et écrire comme on faisait au dix-neuvième siècle, mais à lire et écrire pour être lus et à écrire en public, écrire pour publier. Ça c’est un enseignement très particulier du numérique.
  • Est-ce que tu penses que les profs, à l’heure actuelle…
  • …Et il se trouve que c’est justement avec ça que vient une société qui est horizontale, mais ça, la société horizontale, les gamins s’y font très bien tout seuls ils ont pas besoin qu’on les forme.
  • D’accord… est-ce que tu penses que l’Éducation nationale… Est-ce que t’as un message à faire passer à l’Éducation nationale… Est-ce que t’as déjà essayé de faire passer un message à l’Éducation nationale, dans ce sens ?
  • Nan moi je bosse très peu sur la question de l’éducation parce qu’elles sont compliquées, parce qu’elles supposent de connaître… heu… En fait faut connaître les rouages, faut savoir à qui aller parler… Je connais pas du tout ce monde là. Le mec qui fait ça très bien — c’est-à-dire si tu veux poser des questions sur l’éducation et le numérique — c’est Michel Guillou qu’il faut que tu rencontres…
  • …ouais.
  • C’est le mec qui connaît le sujet, qui sait ce qu’il fait, qui est… et tu verras, il est rigolo comme tout, il est très bien, je te le recommande chaudement.
  • Donc, on va passer aux préconisations : si t’avais un conseil immortel à laisser sur la toile aux jeunes générations ? Aller, peut-être même deux conseils.
  • Gardez Internet et gardez le ouvert. Faut vraiment les deux éléments clés.
  • Comment ?
  • « Comment » ça on le trouvera. C’est facile, c’est comme toujours, c’est tu repères qui a du pouvoir et veut l’accroître et le conserver, et lui faut le taper, et…
  • « Faut le taper » mais c’est des grands mots…
  • Ouais, ’fin heu… Tu peux le taper avec une loi si ça suffit…
  • D’accord…
  • Quand ça suffit pas faut sortir plus gros… Mais c’est… exactement comme… protéger la liberté d’expression : c’est empêcher que il y ait tous les journaux aux mains de trois pouvoirs, c’est empêcher que il y ait tous les partis aux mains de… trois lobbies… c’est empêcher que… ’fin faire en sorte que le jeu reste ouvert. Et Internet est un outil qui permet d’ouvrir le jeu. Et donc garder… protéger Internet, pour ce qu’il est : pas les réseaux, pas le numérique… le numérique ça sert à rien ! Je… Le numérique c’est du bullshit, tu es en train de me filmer en numérique là, tu m’aurais filmé en argentique c’était pareil ! Si au lieu de me filmer t’avais noté mes propos pour les recopier sur un papier c’était pareil. Ça avait la même valeur. La…
  • Peut-être pas la même rapidité…
  • Ouais ça c’est même pas sûr…
  • Ben ta mère quand elle écrivait à sa copine… ça mettait peut-être une semaine à cheval, nan ?
  • Bah, ouais, ça mettait peut-être une semaine à cheval, d’un autre coté, le temps était plus condensé et du coup plus structuré et du coup beaucoup plus réfléchi, avec moins de blancs… Avec…
  • D’accord…
  • C’était pas pareil, hein… Tu ressors n’importe quel bouquin du dix-septième siècle en matière de politique, c’est autrement plus dense que les merdes qu’ils pondent aujourd’hui. Et c’est pas parce qu’ils sont plus intelligents hein, c’est, juste, ils réfléchissent plus avant d’écrire…
  • Est-ce que t’as des sites à conseiller ? Pour s’informer ? Est-ce que t’as des méthodes ? Est-ce que t’as des… des choses comme ça ?
  • Bah, pour s’informer… c’est assez compliqué… c’est-à-dire que pour comprendre les combats politiques, t’as des infos sur La Quadrature qui sont bien faites. Pour essayer de comprendre le monde qui vient il y a pas grand chose aujourd’hui… Il y a… quelques sites qui diffusent des infos, mais vraiment pas grand chose… j’ai pas de trucs systématiques comme ça…
  • Tu fais comment pour t’informer toi ?
  • Heu, au hasard.
  • Au hasard ?
  • Ouais au hasard.
  • Au feeling ou au hasard ?
  • J’ai… quelques sites sur lesquels je m’informe quand vraiment je m’emmerde et que j’ai que ça à faire. Type PCINpact ou Numérama… ou le Monde, ou… Mais en fait il se trouve que 99% de l’information dont l’ai besoin m’est apportée par les gens. C’est-à-dire que j’ai… j’ai choisi précisément qui je follow sur Twitter, et je follow les gens qui disent des trucs rigolos… je follow les gens qui disent des trucs intéressants. Et donc je ne dois suivre qu’une centaine de personne, ce qui est pas beaucoup. Et, quand il y a une info qui m’intéresse, c’est-à-dire qui est dans le panorama des sujets que j’essaye de couvrir en général je la trouve sur Twitter très vite… Donc je m’informe beaucoup plus par les réseaux que par un point central.
  • La gouvernance d’Internet ?
  • Ah, la gouvernance d’Internet ! Ça c’est un sujet rigolo ! C’est bien parce que ça ne veut rien dire ! C’est un des problèmes. Gouverner… Tu parles de gouvernance quand t’as un organisme structuré et Internet n’est pas un organisme structuré… C’est un peu comme si tu voulais gouverner une flaque d’eau… c’est… bof… Tu peux au mieux essayer de la contenir. En fait la gouvernance d’Internet on met des idées assez… compliquées, opaques… c’est inaccessible aux profanes. En gros tu as quelques organismes américains qui sont chargés de gérer deux ou trois ressources critiques sur Internet : distribuer les noms de domaine, distribuer et gérer les attributions d’adresses IP… Gérer… deux trois conneries dans ce goût là… À l’heure actuelle, le seul État qui a un pied là dedans c’est le gouvernement américain par le département du commerce qui a un pied dans le fonctionnement de ces organismes là… et on nous fait tout un foin du fait qu’il faudrait que d’autres que les États-Unis aient un pied là dedans. Tout ça c’est essentiellement de la merde. Ça ne représente pas d’intérêt. Ça occupe beaucoup les diplomates, parce que ça leur donne un sujet vachement intéressant à discuter en anglais dans des conférences internationales, des sommets, etc. etc. Mais ça présente pas d’intérêt majeur. En matière de gouvernance si on veut essayer de calmer l’omniprésence américaine… Il y a essentiellement deux problèmes, autour de ces sujets là — et ça se résume à ces deux problèmes. L’un qui est la gestion des noms de domaine, et où ça c’est un pur problème de droit, c’est-à-dire que le droit applicable en matière de noms de domaine est le droit américain : si tu veux contester un nom de domaine, c’est toujours la justice américaine qui en dernier ressort tranchera, parce que les grandes entreprises qui gèrent les noms de domaines racine, le .com, le .net, etc. sont des entreprises américaines. Et ça c’est un problème, c’est-à-dire qu’il y a que la vision américaine du droit qui prévaut. Et la bonne réponse à ça on la connaît déjà, elle est documentée : je te recommande d’aller regarder ce que fait Louis Pousin sur le sujet par exemple, c’est d’avoir plusieurs racines dans le système de DNS internet, ça forcera ces racines à coopérer entre elles, et ça rendra le système beaucoup plus résilient, et beaucoup moins centralisé. Et le deuxième problème, qui lui est plus… vraiment plus géostratégique, c’est l’adressage du réseau. Je sais pas si tu sais, Internet tel que nous le connaissons est essentiellement adressé par la version 4 du protocole IP, avec quatre milliards d’adresses, et pas plus…
  • Ouais, il y a un problème au niveau du nombre d’IP là…
  • …et, il y a une v6 qui existe qui permet beaucoup beaucoup beaucoup beaucoup beaucoup plus d’adresses mais qui est pour le moment très peu utilisée.
  • Bah l’IPv6, au niveau de l’IPv6, il y a pas des petits problèmes au niveau de la… des… comment-dire… il y a pas de conflits entre IPv4 et IPv6 ?
  • Si, c’est incompatible l’un avec l’autre. On sait faire des passerelles plus ou moins bricolées entre les deux mais… ce sont deux réseau relativement incompatibles entre eux. Et il se trouve qu’à l’heure actuelle la majorité des équipements savent traiter les deux protocoles. …sauf qu’on utilise que la version… la v4. Quels problèmes ça va poser ça en termes de géopolitique… C’est un truc très simple : il y a plus assez d’adresses IPv4, et il y a beaucoup d’adresses IPv6, ça veut dire que de plus en plus les accès Internet qui vont être fournis sont fournis sur des adresses IPv6. Alors que les accès serveurs resteront sur des adresse IPv4. Ça veut dire qu’on aura créé un Internet asymétrique. C’est-à-dire un Internet où les serveurs ne sont pas raccordés de la même façon que les clients, et ça c’est un problème. C’est d’autant plus un problème que un peu plus de 50% des adresses IP sont… américaines. C’est-à-dire que les États-Unis consomment 50% de la ressource alors qu’ils sont 5% de la population. Ça aussi c’est un problème. Et donc ça va tendre, d’abord à abîmer Internet hein, en le rendant sur un modèle beaucoup plus proche du minitel, où le client et le serveur ne sont pas sur un pied d’égalité ; mais en plus, à faire en sorte que, la concentration aux États-Unis des serveurs soit accentuée et devienne structurelle. C’est-à-dire qu’elle ne soit plus juste un aléa de la vie économique, mais qu’elle soit codée dans la structure du système. Et ça c’est un gros gros gros gros problème. Et donc typiquement les pays qui se posent des tas de questions sur la gouvernance d’Internet devraient réfléchir à ça. C’est pas très compliqué à traiter techniquement, c’est — en gros — il faut inciter les opérateurs de… d’un peu partout à tout basculer en IPv6, pas que les abonnements mais aussi les serveurs, les sites, les accès, etc. Et en fait, si tu veux, pour moi c’est un tandem entre typiquement ce qu’a fait le Parlement européen sur la neutralité du Net, en forçant les opérateurs à rester sur un jeu ouvert et sur un réseau ouvert — si ce qu’a été voté au Parlement européen finit par devenir réellement un règlement applicable, on aura là une première brique très intéressante —, et la deuxième est d’avoir un incitatif très fort tout en v6, pas que les abonnements mais tout, et à le faire vite, pour éviter la pénurie qui est en train de se créer sur v4 et l’espèce d’économie malsaine et nauséabonde où on vend et achète des adresses IP ce qui n’a… aucun sens. Donc là il y a un enjeu de géopolitique du réseau qui est extrêmement fort. Et tu peux être certain que les derniers qui bougeront pour qu’on bascule tout en v6 ce sont les américains parce que ça leur fait perdre la haute main sur le réseau.
  • D’accord… L’hégémonie, ok… On voit le problème sur d’autres domaines comme…
  • Donc, ça c’est un élément quand on parle de gouvernance d’Internet faut pas se tirer sur la nouille pour savoir qui va rejoindre le board de l’Icann à part… à la place du Department of Commerce, est-ce que c’est l’ONU, est-ce que c’est l’UNESCO, est-ce que c’est telle agence internationale de Genève, est-ce que c’est… On s’en fout ! C’est pas ça le sujet. Ça, ça n’a pas d’importance. On peut le regarder, ça occupe les diplomates, il faut leur laisser un nonos à ronger, mais le vrai sujet il est pas là, le vrai sujet il est technique. Le vrai sujet technique c’est comment on fait pour forcer le réseau à rester ouvert.
  • Je te passe du coq à l’âne : t’as commencé ta phrase en disant « C’est comme essayer de gouverner une flaque d’eau, au mieux on peut l’encadrer ». C’est ça ?
  • Au mieux on peut essayer de la contenir…
  • Voilà, au mieux on peut essayer de la contenir.
  • Le truc c’est juste qu’il faut surtout pas la contenir.
  • Est-ce que tu penses que la loi de programmation militaire et tout l’arsenal législatif qu’il est posé, c’est une façon d’essayer de contenir la flaque d’eau que… sans reprendre le mot de Gustave Lebond — la psychologie des foules — est-ce que tu penses que la psychologie des foules a apporté une flaque d’eau, est-ce que l’arsenal législatif c’est pas un peu une façon de contenir le peuple, de sa façon d’accéder à la connaissance ?
  • L’article 13 devenu 20 de la loi de programmation militaire c’est en fait une façon de permettre… ’fin c’est un outil dont se dote le pouvoir exécutif pour surveiller et contrôler la population. C’est très clairement du contrôle social. C’est pas pour traquer les terroristes, c’est pas pour traquer les méchants pédonazis. Ça, ça se fait dans le code pénal, quand on le fait dans la loi de programmation militaire, c’est-à-dire pour les services de renseignement, c’est-à-dire pour les barbouzes, et qu’on donne — en gros — les pleins pouvoir en matière de surveillance au barbouzes, c’est qu’on essaye de faire une petite NSA à la française. Alors nous on fait ça façon… parce qu’on a pas les budgets, mais le but est clairement qu’une forme de police qui est secrète puisse surveiller ce que fait la population en permanence avec un certain nombre d’entorses à l’État de droit que ça comporte.
  • Est-ce que ça t’inquiète que quand tu vois que l’Europe est en train de basculer dans des gouvernement encore plus instables. Il y a des mouvements genre Occupy Wall Street, des mouvements un petit peu… qui demandent des réponses ? Est-ce que tu… ça t’inquiète, que ce type de violence légitime détenue par un État arrive quand même à passer, surtout de la façon dont ça a été passé ?
  • Bien sûr que ça m’inquiète, évidemment que ça m’inquiète, mais je ne vois pas de corrélation immédiate entre les deux… C’est-à-dire que les politiques, qui sont essentiellement, aujourd’hui, les tenants de l’ancien monde, aimeraient que rien ne bouge parce qu’ils veulent rester en haut de la pyramide. Et c’est même pas forcément conscient… Et du coup ils font les lois dans ce sens là. Donc ils font des lois visant à contrôler la population parce qu’ils sentent que la population s’agite, ils font des lois visant à… empêcher Internet de déborder parce qu’ils ne comprennent rien à Internet… Ce n’est pas avec des visées totalitaires. Je suis pas sûr que ce soit tout à fait lié à la montée des totalitarismes. La montée des totalitarismes, en Europe, elle est flagrante, et elle est plutôt liée à des questions de macro-économie. C’est-à-dire que tu retrouves les mêmes montées de totalitarisme dans l’Europe des années 30 pour des raisons similaires, qui sont, la répartition des richesses produites, qui sont, les structures économiques, qui sont… Bah pour faire simple, quand la finance s’envoie en l’air, cinq ans plus tard le fascisme monte en Europe, c’est comme ça. La finance s’est envoyée en l’air en 2008, le fascisme est en train de monter en Europe, c’est comme ça. Et c’est pour les mêmes raisons qu’en 1929 hein, ça n’a pas… il y a pas de changement profond. À l’époque ça prenait des formes très particulières en Europe, mais c’est le même problème : c’est-à-dire que c’est le même délire du capitalisme, où on voit les revenus du capital, et donc les prix du capital, augmenter, les revenus du travail baisser, la répartition de richesses se faire de travers, donc… en gros tu cherches ce que détiennent les 10% plus riches d’un pays… versus ce que détiennent les 50% les plus pauvres… et plus l’écart augmente, plus il y a une tension dans la société, cette tension se résout toujours, par le fait que les puissants — qui sont assez voisins des riches — ont envie que les choses restent stables, que le monde ne change pas et donc font tout pour empêcher le monde de changer, et créent une tension. C’est-à-dire que la tension sociale devient une tension politique, et c’est comme ça qu’on dérive vers des systèmes totalitaires, et on voit plusieurs briques en ce moment… c’est-à-dire que, oui t’as le CSA qui est une brique, oui t’as la loi de programmation militaire qui est une brique, t’as tout le monde de régulation de la finance par contrainte, je veux dire c’est ce qu’on est en train de faire à la Grèce c’est une connerie… T’as, voilà… Tout ça se tient. Le fait que les fachos vont arriver au pouvoir c’est pas une conséquence d’Internet et c’est pas une conséquence à la loi de programmation militaire. Les deux sont une même conférence du même phénomène qui est une société qui va mal.
  • Benjamin Bayart, merci !
  • Je t’en prie.

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