Les négociations au Parlement européen sur la neutralité du Net prennent un tournant désastreux

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Mise à jour : Le vote qui aurait dû avoir lieu le 24 février a été reporté et est maintenant prévu pour le 18 mars.

Paris, 18 février 2014 — Le 24 février, la commission « Industrie » (ITRE) du Parlement européen prendra une décision cruciale pour l’avenir de la neutralité du Net en Europe. Durant cette journée, les eurodéputés de cette commission adopteront le rapport sur la base duquel l’ensemble du Parlement votera en séance plénière. En l’état actuel, ils ont toujours la possibilité de garantir une application réelle et inconditionnelle du principe de neutralité du Net, comme l’ont déjà proposé d’autres commissions, afin de protéger la liberté d’expression et l’innovation en ligne. Mais cette chance pourrait être gâchée, à en juger par la position des libéraux (ALDE) et des sociaux-démocrates (S&D), qui semblent prêts à accepter les désastreuses propositions de la rapporteure en charge du dossier, Pilar Del Castillo Vera. À moins que les citoyens n’agissent et que les eurodéputés clés ne prennent l’initiative politique, nous pourrions être sur le point de voir disparaître l’Internet tel que nous le connaissons.

Pilar Del Castillo Vera et Neelie Kroes
Pilar Del Castillo Vera et Neelie Kroes

Le 24 février, la commission « Industrie » (ITRE) votera la version finale de son rapport sur la proposition anti-neutralité du Net de Neelie Kroes.

Comme l’a démontré le vote de la commission « Libertés civiles » (LIBE) la semaine dernière en corrigeant les importantes failles du texte, les députés ont l’opportunité de mettre en œuvre de véritables garanties pour protéger la neutralité du Net.

Mais, au sein de la commission ITRE, les négociations opaques menées entre les groupes politiques sur les soi-disant « amendements de compromis » sont en train de prendre un virage extrêmement inquiétant : le principe de la neutralité du Net est en phase d’y être complètement dénaturé afin de satisfaire les intérêts des opérateurs télécoms. La version actuelle de ces amendements de compromis (commentés par La Quadrature du Net) permettrait à ces opérateurs de :

  • dégrader certains types de flux (par exemple le P2P) tout en permettant à d’autres types de flux de bénéficier d’une distribution normale1Au considérant 45, la rapporteure Del Castillo ose proposer que le principe de neutralité du Net ne garantisse que la non-discrimination des flux de même nature, et autorise donc par exemple différentes qualités de service pour les flux vidéo et de voix sur IP. Au sein de nombreuses autres enceintes politiques, il est parfaitement compris et accepté que la neutralité du Net, au contraire, implique que tous les types de flux soient traités de la même manière, comme spécifié dans le rapport pour avis de la commission « Libertés civiles ». ;
  • conclure des accords avec des fournisseurs de services Internet (par exemple YouTube ou Netflix) pour leur assurer un traitement privilégié en tant que soi-disant services spécialisés2En refusant d’interdire que des services Internet (ou des services « fonctionnellement identiques » à de tels services) puissent être traités en tant que services spécialisés (tel que le recommande le rapport LIBE), les articles 2.15 et 23.2, tels que proposés en ITRE, ouvrent la porte à la priorisation de services Internet, contournant complètement le principe de neutralité du Net et réduisant d’autant la concurrence loyale dans l’économie numérique.
    La priorisation de services Internet ou de services fonctionnellement identiques mérite une étude bien plus poussée avant de pouvoir être inscrite dans la loi, car elle présente de graves menaces pour l’innovation et la concurrence loyale dans l’économie numérique. Après l’adoption de ce règlement, qui doit interdire une telle priorisation, un débat devrait être ouvert afin de définir les garanties juridiques et techniques de non-discrimination permettant d’assurer que tout fournisseur de contenu ou tout service puisse bénéficier d’une telle priorisation, sans discrimination, à des taux raisonnables et sujets à de justes conditions. De telles garanties devraient être beaucoup plus claires que l’obscur principe de non discrimination énoncé à la fin de l’article 23.2. Par exemple, ces garanties devraient inclure l’autorisation préalable par les autorités nationales de régulation des catégories de services spécialisés, avec une forte présomption contre les services spécialisés présentant des risques anticoncurrentiels vis-à-vis de services Internet existants. Elles devraient également inclure l’enregistrement préalable, la transparence et une évaluation attentive de tout service spécialisé créé par les fournisseurs de communications électroniques, le cadre technique relatif aux interconnexions et au contrôle d’admission, etc.
    Un tel débat public devrait inclure les PME, les organisations de la société civile et les autorités nationales de régulation, qui n’ont pas été consultées sur ce dossier.
    À noter que les services spécialisés existants, tels que ceux pour la VoIP et la TVoIP, ne sont pas « fonctionnellement identiques » aux services best-effort de VoIP sur Internet (tels que Skype) ou de TV en streaming, et ne seraient ainsi pas remis en cause par la version proposée par LQDN des articles 2.15 et 23.2.
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Actuellement, seuls les centristes/libéraux (ALDE) et les socio-démocrates (S&D) – menés respectivement par Jens Rohde (DK – ALDE) et Catherine Trautmann (FR – S&D) – sont en position de s’opposer à la rapporteure et d’influencer de manière positive l’issue du vote en ITRE de la semaine prochaine. Il semble cependant que Mme Trautmann ne soutienne pas les positions adoptées en commission LIBE, et qu’elle pourrait être prête à accepter les amendements de compromis de la rapporteure, quand bien même ils se révèlent incapables de protéger la neutralité du Net [MÀJ 20/02 : Au cours de la réunion des rapporteurs fictifs, qui a eu lieu dans l’après-midi du 18 février, Catherine Trautmann s’est opposée aux mesures contraires à la neutralité du Net proposées par la rapporteure Pilar del Castillo Vera.]. Seuls ces députés peuvent faire en sorte que la commission ITRE propose au Parlement européen d’adopter un règlement protégeant véritablement la neutralité du Net.

Il est urgent et impératif que les citoyens européens agissent et exigent des eurodéputés qu’ils protègent l’intérêt public en suivant l’avis de la commission « Libertés civiles » plutôt que la dangereuse position de la rapporteure Pilar Del Castillo. Le vote de la version finale du rapport d’ITRE aura lieu lundi 24 février au Parlement européen, siégeant à Strasbourg.

« Dans le cadre de ces négociations secrètes, les eurodéputés en charge de ce dossier sont sur le point d’abandonner la neutralité du Net, laissant les grandes entreprises discriminer nos communications Internet et dominer l’économie numérique. Au cours des prochains jours, les représentants européens soucieux du bien commun qu’est Internet devront faire preuve de leadership politique, défendre une définition de la neutralité du Net garantissant ce principe, et s’assurer qu’il ne soit pas contourné par les soi-disant « services spécialisés » », déclare Félix Tréguer, cofondateur de l’association La Quadrature du Net.

« Le 24 février, nous aurons une occasion unique d’arriver à l’application véritable et inconditionnelle de la neutralité du Net en Europe. Mais cet objectif ne pourra être atteint sans la participation des citoyens. Le rejet d’ACTA a démontré que les eurodéputés pouvaient être influencés par une large mobilisation citoyenne. C’est encore le cas aujourd’hui, particulièrement à l’approche des élections européennes », conclut Yoann Spicher, coordinateur de campagne pour La Quadrature du Net.

Chaque citoyen peut agir pour défendre la neutralité du Net en contactant ses eurodéputés et en les appelant à mettre en place de solides protections pour un Internet libre. Pour participer à ces actions, rendez-vous sur le site savetheinternet.eu.

Agissons maintenant !

References

References
1 Au considérant 45, la rapporteure Del Castillo ose proposer que le principe de neutralité du Net ne garantisse que la non-discrimination des flux de même nature, et autorise donc par exemple différentes qualités de service pour les flux vidéo et de voix sur IP. Au sein de nombreuses autres enceintes politiques, il est parfaitement compris et accepté que la neutralité du Net, au contraire, implique que tous les types de flux soient traités de la même manière, comme spécifié dans le rapport pour avis de la commission « Libertés civiles ».
2 En refusant d’interdire que des services Internet (ou des services « fonctionnellement identiques » à de tels services) puissent être traités en tant que services spécialisés (tel que le recommande le rapport LIBE), les articles 2.15 et 23.2, tels que proposés en ITRE, ouvrent la porte à la priorisation de services Internet, contournant complètement le principe de neutralité du Net et réduisant d’autant la concurrence loyale dans l’économie numérique.
La priorisation de services Internet ou de services fonctionnellement identiques mérite une étude bien plus poussée avant de pouvoir être inscrite dans la loi, car elle présente de graves menaces pour l’innovation et la concurrence loyale dans l’économie numérique. Après l’adoption de ce règlement, qui doit interdire une telle priorisation, un débat devrait être ouvert afin de définir les garanties juridiques et techniques de non-discrimination permettant d’assurer que tout fournisseur de contenu ou tout service puisse bénéficier d’une telle priorisation, sans discrimination, à des taux raisonnables et sujets à de justes conditions. De telles garanties devraient être beaucoup plus claires que l’obscur principe de non discrimination énoncé à la fin de l’article 23.2. Par exemple, ces garanties devraient inclure l’autorisation préalable par les autorités nationales de régulation des catégories de services spécialisés, avec une forte présomption contre les services spécialisés présentant des risques anticoncurrentiels vis-à-vis de services Internet existants. Elles devraient également inclure l’enregistrement préalable, la transparence et une évaluation attentive de tout service spécialisé créé par les fournisseurs de communications électroniques, le cadre technique relatif aux interconnexions et au contrôle d’admission, etc.
Un tel débat public devrait inclure les PME, les organisations de la société civile et les autorités nationales de régulation, qui n’ont pas été consultées sur ce dossier.
À noter que les services spécialisés existants, tels que ceux pour la VoIP et la TVoIP, ne sont pas « fonctionnellement identiques » aux services best-effort de VoIP sur Internet (tels que Skype) ou de TV en streaming, et ne seraient ainsi pas remis en cause par la version proposée par LQDN des articles 2.15 et 23.2.