« Fake news » : ramenons le débat européen à la source du problème

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La Commission européenne a récemment lancé une consultation sur les « fausses nouvelles et la désinformation en ligne », à laquelle La Quadrature vient de répondre. Le débat actuel autour de ces phénomènes se distingue par la confusion qui y règne et le risque qu’il pose de conduire à des mesures portant atteinte à la liberté d’expression et au droit d’accès à l’information. Pourtant, le système de surveillance publicitaire des grandes plateformes basées sur l’économie de l’attention, ayant un effet destructeur sur le débat public, mérite un traitement sérieux.

Comme aux États-Unis, les leaders politiques en Europe sont hantés par le spectre des « fake news ». Début janvier, Emmanuel Macron a annoncé une future loi contre la propagation des « fausses informations », notamment en période électorale, qui est supposée arriver à l’Assemblée nationale fin mars.

La Commission européenne a ouvert une consultation, qui a pris fin le 23 février, afin de décider avant l’été s’il est nécessaire de légiférer à ce sujet. La Commission a également mis sur pied un groupe d’experts [EN], tenu de soumettre un rapport en mars. Ces deux actions de la Commission européenne visent uniquement la propagation des contenus en ligne qui sont « licites mais faux », sans donner de définition de « faux ».

Pour un débat constructif autour des « fausses nouvelles et la désinformation en ligne », nous voudrions rappeler cinq constats fondamentaux :

  1. Le problème de la désinformation existe [EN] depuis que le pouvoir existe : l’influence des grands médias historiques sur le pouvoir politique, ainsi que leur tendance au sensationnalisme ne sont pas des phénomènes récents ;
  2. aucun critère ne peut définir de façon satisfaisante et générale ce qu’est une information « fausse », la véracité d’une information ne pouvant être raisonnablement interrogée que dans le cadre factuel où elle cause un tort précis et concret à un individu ou à la société ;
  3. Internet, dans sa conception même, a été pensé comme un réseau neutre [EN], se distinguant des autres médias par le fait qu’il offre à tous la possibilité de s’exprimer et laisse aux usagers du réseau le soin de contrôler les informations qu’ils reçoivent ;
  4. Internet pourrait être un outil d’élargissement considérable du débat public, mais la régulation automatisée de ce débat, guidée par des critères purement marchands, lui nuit aujourd’hui grandement : pour vendre plus cher leurs espaces publicitaires, les plateformes dominantes favorisent la diffusion des informations les plus utiles au ciblage de leurs utilisateurs ;
  5. Le système de surveillance publicitaire des grandes plateformes, basé sur « le temps de cerveau disponible »1Selon l’expression célèbre de Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1., a ainsi transformé les utilisateurs d’Internet, ainsi que les lecteurs des médias historiques, en des produits marchands. En ce sens, ce ne sont pas les utilisateurs mais les services qui sont responsables de la sur-diffusion de certaines informations pouvant nuire à l’équilibre du débat public.

Pour approcher le problème de la désinformation face à la régulation automatisée du débat public, il convient de prendre en compte les éléments suivants :

  1. Dans une démocratie, seule la société elle-même peut construire ses propres vérités2Les échanges entre Socrate et Protagoras, rapportés dans Le Protagoras de Platon, offrent une approche intéressante pour s’interroger sur l’origine de nos « vérités » : il peut s’agir d’une source absolue, telle que la nature ou le divin (comme le propose Socrate), ou bien, dans une approche qu’on qualifierait aujourd’hui de relativiste (celle de Protagoras), de l’Humanité elle-même, qui serait alors « la mesure de toute chose », selon la célèbre formule. (peu importe d’ailleurs que celles-ci forment un ensemble cohérent) ;
  2. La régulation automatisée du débat public par les plateformes dominantes nuit profondément à ce mécanisme de construction démocratique, la valeur d’une information n’y étant plus fixée qu’à partir du nombre de clics qu’elle peut générer ;
  3. Le fait que la société ne puisse plus efficacement construire ses propres vérités, à cause de cette régulation automatisée, ne doit pas être une excuse pour lui enlever ce rôle et confier celui-ci, grâce à la censure, à un gouvernement en perte de légitimité ou à des plateformes prédatrices.

Au lieu de combattre le mal par le mal (en incitant les plateformes à la censure sans même prendre en compte leur fonctionnement économique), il faut contraindre celles-ci à permettre leur interopérabilité avec d’autres plateformes alternatives et à respecter la réglementation sur les données personnelles (qui freinerait leur influence néfaste sur les débats).

En effet, la sur-diffusion d’un certain type d’informations, selon des critères opaques, purement économiques et ne prenant donc aucunement en compte l’intérêt public, est la conséquence inévitable de la surveillance imposée par les plateformes centralisées à leurs utilisateurs. Or, le règlement général sur la protection des données (RGPD) prévoit qu’aucun service ne peut être refusé à une personne du seul fait que celle-ci refuse que son comportement y soit analysé (voir la définition du caractère libre du consentement en droit européen).

L’entrée en application du RGPD le 25 mai prochain est en cela une très bonne nouvelle, qui laisse espérer pouvoir limiter drastiquement la toute puissance du monde publicitaire en matière de surveillance des utilisateurs et rendrait beaucoup moins intéressante la mise en avant de contenus « à clics », dont les « fake news » font partie.

La Quadrature du Net publie ici sa réponse à la consultation.

References

References
1 Selon l’expression célèbre de Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1.
2 Les échanges entre Socrate et Protagoras, rapportés dans Le Protagoras de Platon, offrent une approche intéressante pour s’interroger sur l’origine de nos « vérités » : il peut s’agir d’une source absolue, telle que la nature ou le divin (comme le propose Socrate), ou bien, dans une approche qu’on qualifierait aujourd’hui de relativiste (celle de Protagoras), de l’Humanité elle-même, qui serait alors « la mesure de toute chose », selon la célèbre formule.