[RFI] L’atelier des médias – Retour sur la bataille de l’ACTA

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Le 4 juillet 2012, après 6 ans de négociations secrètes, de fuites sur la toile, de réunions, de discussions, de démissions, bref de rebondissements, le Traité international commercial anti-contrefaçon ACTA, a finalement été rejeté à une écrasante majorité devant le Parlement européen. (478 voix contre, 39 pour, 165 abstentions).



Ziad Maalouf : Le 4 juillet dernier, après six ans de négociations secrètes, de fuites sur la toile, de réunions, de discussions, de démissions aussi, bref, de rebondissements, le traité international commercial anti-contrefaçon, dit ACTA, a finalement été rejeté à une écrasante majorité devant le Parlement européen : 478 voix contre, 39 pour, 165 absentions. Rarement un traité commercial avait suscité une telle mobilisation de la communauté digitale. Très vite, l’acronyme ACTA était devenu familier des militants des nouvelles technologies et de toutes celles et ceux qui suivent l’actualité des nouvelles technologies. En revanche, pour les politiques, ils l’ont découvert en général assez tardivement. C’est toi, Céline Develay Mazurelle, bonjour ( – bonjour) qui as cherché à comprendre le sens et les enjeux de cette âpre et longue bataille de l’ACTA. On pourrait déjà commencer par un peu de pédagogie pour expliquer ce qu’est ACTA.

Céline Develay Mazurelle : Alors derrière ACTA, on trouve un traité multi-latéral international commercial portant sur la contrefaçon. Au fil des négociations entre près de 40 gouvernements, et c’est WikiLeaks qui a le premier fait fuiter en 2008 l’existence de telles négociations secrètes…

Ziad Maalouf : 40 gouvernements, c’est-à-dire un traité qui ne se limitait pas à l’Union européenne.

Céline Develay Mazurelle : Tout à fait. Et donc ce texte a fini par s’étendre à Internet, et porter sur le partage des fichiers numériques et la défense du copyright. C’est donc à la fois la méthode et le fond du texte, jugé trop flou et dangereux pour les libertés numériques et la neutralité du Net, qui ont fait souffler un tel vent de contestation, à la fois sur la toile, mais aussi dans les rues.

Ziad Maalouf : Dans les rues, comme en février 2012, où des manifestations ont eu lieu partout en Europe avec plus de cent mille personnes en Allemagne, et une résistance aussi très forte dans les pays de l’Est, comme la Pologne, qui est descendue la première dans les rues plusieurs jours d’affilée, et ce, dès la signature du traité en janvier. Il y avait aussi la Slovaquie, la Roumanie, la Serbie, où nous étions il n’y a pas longtemps. Tu t’es donc, Céline, rendue à la dernière manifestation française anti-ACTA, c’était en juin dernier, juste avant le vote du 4 juillet. Et tu es aussi partie à la rencontre de militants anti-ACTA de la première heure. Retour donc sur la bataille de l’ACTA.

[Début du documentaire]

Jérémie Zimmermann : La bataille de l’ACTA c’est le début de quelque chose d’autre. C’est le début de l’imposition d’un agenda positif en matière de copyright, d’une réforme qui mettrait les droits et libertés du public, de ceux qui participent aujourd’hui à la culture et à l’innovation, au cœur du débat. Et non pas essayer de les attaquer.

Je suis Jérémie Zimmermann, co-fondateur et porte-parole de l’organisation citoyenne La Quadrature du Net. Nous défendons les libertés fondamentales sur Internet.

La bataille de l’ACTA n’est qu’une étape. Et je pense qu’on ne fait qu’entrevoir les prémisses de ce qu’Internet peut apporter pour l’organisation de mouvements politiques ou sociaux au sens large, pour la participation démocratique, pour la transparence et exposer les processus plus ou moins secrets qui violent nos libertés ou qui contournent la démocratie. On n’en est qu’au début. Internet sort de sa phase d’enfance et est en train de devenir adolescent. Après, c’est vrai qu’il y a des menaces très fortes, pas seulement sur le front du copyright, également sur le front de la neutralité du Net. Et il ne faut pas faire confiance à Google et à Facebook pour défendre nos libertés à notre place. Donc, c’est un combat de tous les instants et, ce qui me donne de l’espoir est que, au travers de la bataille de la DADVSI, au travers de la bataille de l’Hadopi, au travers de la bataille du paquet télécom, au travers de la bataille de l’ACTA, à chaque fois, ce sont des jeunes qu’on voit débarquer, qui nous disent : « ah, bah moi c’est la première fois que je regardais les débats à l’Assemblée ou au Parlement européen ». On a fait exploser le record, je pense, du stream de la commission INTA lors du vote au Parlement européen. Personne, d’habitude, ne regarde ce qu’il se passe dans cette commission parlementaire, ça n’intéresse personne. Là, on a des dizaines de milliers, des centaines de milliers de citoyens qui ont découvert la chose politique au travers de ces combats et qui comprennent, agissent… Et c’est ce 1+1+1+1+1… qui à l’échelle universelle, par Internet, peut déplacer des montagnes.

Sandrine Bélier : ACTA, c’est l’acronyme pour Traité commercial anti-contrefaçon. Sandrine Bélier, je suis députée européenne écologiste et je siège dans trois commissions : la commission Environnement, la commission des Affaires constitutionnelles et la commission des Pétitions du Parlement européen. Ce traité, il va bien bien au-delà de chercher à réglementer et limiter la contrefaçon. C’est un traité qui… Peut-être qu’initialement, en tout cas c’est ce qu’on nous a dit, il ne visait que la contrefaçon, mais avec le temps, nous avons aujourd’hui un traité signé par 39 États, je dis bien signé, pas ratifié, pas encore applicable, qui vise à instaurer un modèle sur la propriété intellectuelle. Mais sur la propriété intellectuelle vue très très très largement, c’est-à-dire qu’on va y retrouver des mesures sur les marques, là on tombe dans la contrefaçon, mais également des réglementations des brevets qui vont toucher directement et indirectement la question des médicaments, des semences, de l’alimentation… Et puis la grande surprise, quand nous avons eu enfin accès au texte, après trois ans de bataille, puisque cette négociation s’est faite de manière assez confidentielle : nous avons découvert qu’il y avait tout un chapitre, et c’est d’ailleurs le plus sévèrement “puni”, c’est-à-dire par des mesures pénales, des mesures répressives, qui touche ce qui est dénommé “piratage”. Bien : on se retrouve avec un traité international qui réglemente, à l’échelle internationale, l’accès et l’utilisation d’Internet.

Marielle Gallo (députée européenne) : Je crois que très peu de personnes savent exactement ce qu’est ACTA et à quoi ça sert. Les Droits de l’homme ne sont absolument pas compromis par ACTA qui dans son article 6 en ce qui concerne l’obligation générale, pose le principe du respect des droits fondamentaux tels que nous les avons, d’ailleurs, au sein de l’Union européenne, qui sont la liberté d’expression, le respect de la vie privée, etc. À aucun moment, il n’y a une atteinte aux Droits de l’homme, même pas aux droits fondamentaux, même pas au droit au commerce légitime. Il s’agit, encore une fois, de sanctionner les contrefaçons.

Jérémie Zimmermann : On pourrait parler du fond pendant des heures, mais ACTA c’est avant tout un problème de forme. ACTA, c’est avant tout des représentants non-élus de 39 gouvernements dont les 27 de l’Union européenne, qui négocient en secret des dispositions qui touchent à l’Internet libre, à nos libertés fondamentales sur Internet, à l’accès et au partage de la culture. Et tout cela en contournant les instances démocratiques, en contournant les institutions internationales. Donc c’est avant tout un problème démocratique, un problème de gouvernance. Ensuite, on peut parler du contenu même de l’ACTA. ACTA, c’était un cocktail de mesures répressives qui touchaient de façon indifférenciée la contrefaçon de biens matériels, comme les faux médicaments, les fausses pièces automobiles, et le partage de fichiers sans but de profit entre individus. Donc on met tout ça dans un même sac, avec des mesures répressives qui, pour ce qui concerne Internet, allaient jusqu’à faire pression sur les opérateurs d’Internet (les fournisseurs d’accès, mais également les fournisseurs de services comme les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les plateformes vidéo, etc.) pour les transformer en une véritable police privée du copyright, les faire surveiller et punir leurs utilisateurs avec des conséquences terribles pour la liberté d’expression, pour la protection de la vie privée et, à la base même, pour le droit à un procès équitable, parce que normalement seul le juge judiciaire est à même d’ordonner des sanctions lorsqu’elles touchent aux libertés fondamentales. ACTA, l’anti-counterfeiting trade agreement, était donc déguisé en un accord commercial. Un accord commercial, c’est quand plusieurs pays se réunissent, discutent et décident : « On va vous acheter vos avions de chasse, vous nous acheter notre cacao à tel prix, etc ». Ce qui prouve que l’ACTA allait bien au-delà d’un accord commercial, c’est que l’ACTA allait jusqu’à contenir des dispositions relatives aux sanctions pénales, donc allait modifier chez les signataires de l’ACTA des sanctions qui impliquent des peines de prison, qui normalement dans l’Union européenne sont de la souveraineté des États membres et tout cela était dans le package, dans le cocktail négocié par la Commission européenne et par la présidence du Conseil, donc par les États membres eux-mêmes, mais au travers de l’UE. C’est une sorte de gigantesque blanchiment législatif. Après on va nous dire : « c’est pas nous, c’est l’UE, on est bien obligé de ratifier, de transposer ». Et donc ces sanctions pénales, elles aussi, auraient eu un effet terrible sur les intermédiaires de l’Internet, mais pas que, aussi sur les intermédiaires de la production de semences génériques (le réseau Semences paysannes était vent debout contre ces dispositions), mais également sur les intermédiaires de la production de médicaments génériques, par exemple.

Sandrine Bélier : Moi c’est un matin en lisant European Voice, je lis un interview de Michel Barnier, Commissaire européen, qui parlait de l’ACTA et a fait une référence à la riposte graduée dans ce traité. Ça, c’est quand même étonnant, je me suis renseignée, savoir ce qu’était ce traité, on me dit traité anti-contrefaçon, donc nous avons commencé à en parler au sein du groupe. Il y avait déjà une résolution portée par une de mes collègues autrichienne en 2008 pour avoir accès au texte parce que quand vous avez ce type d’information, comme nous sommes des gens sérieux, l’idée est de vérifier ce que contient le texte. Et là ça a été une bataille, mais alors une bataille de trois ans pour avoir accès au texte, simplement avoir accès au texte. J’ai fini par obtenir un texte qui a fuité de l’un des négociateurs, pas européen, et en effet j’ai pu découvrir que dans le texte, cette version que j’ai eu entre les mains, donc vieille version, et bien on avait en effet tout un volet sur la réglementation d’Internet, et avec les termes de riposte graduée donc. C’était très clairement affiché. Et après c’est un petit jeu avec la Commission, donc elle a essayé de faire passer le texte, ça a été le jeu de la vitesse : c’est-à-dire à partir du moment où elle a sorti et rendu public le texte, elle a voulu accélérer la procédure au maximum, c’était en janvier de cette année, pour qu’il soit adopté par le Parlement le plus rapidement possible. Et donc elle a joué la vitesse, imaginant que du coup les députés voteraient le texte sans savoir ce qu’il contenait. Ce qui était d’ailleurs un pari qui n’était pas idiot puisque en avril 2012, Marielle Gallo, qui est plutôt en pointe sur ces questions, dans un interview reconnaissait qu’elle même ne connaissait pas le traité et son contenu, et que 80% de ses collègues très certainement ne le connaissaient pas. Et moi j’ai fait cet appel, notamment en février pour appeler les citoyens, pour qu’ils viennent à la rescousse, qu’ils se fassent entendre, qu’ils se fassent voir, pour donner les enjeux… et puis on sait pas, il y a des moments comme ça en politique, ou on va dire dans la vie, où parfois on est entendu, parfois pas. C’est vrai que l’évènement MegaUpload a renforcé la mobilisation citoyenne, que ce sont d’abord les pays de l’Est qui se sont levés et de façon assez massive. Et ça, ça s’explique très clairement et culturellement par le fait que eux savent ce que c’est le fichage. C’est des choses qui sont encore récentes dans leur histoire. Donc ça a amené un certain nombre de Parlements, d’États membres à reculer. Il y a la pétition qui est partie avec avaaz.org. On avait en quelques semaines presque 2 millions de citoyens qui avaient signé, on est quasiment à 3 millions aujourd’hui. C’est une première dans l’histoire du Parlement européen qu’il y ait autant de citoyens qui se saisissent en aussi peu de temps. Et ça a du coup obligé au débat au sein du Parlement. Et plus il y a de députés européens qui prennent connaissance de ce traité, qu’on leur explique les enjeux, plus au fur et à mesure on a eu d’opposants à ACTA.

[Pause et présentation de la 2ème partie]

Frédéric Couchet : Moi je suis le délégué général de l’APRIL qui est l’association nationale de promotion et de défense du logiciel libre. Donc nous on regroupe des utilisateurs et des développeurs de logiciels libres, grand public et entreprises, on a 5000 adhérents. Et on a deux activités, on fait connaître le logiciel libre, ça c’est une partie de notre activité, et on le défend contre de potentiels projets de lois qui peuvent le mettre en danger, ou des acteurs qui voudraient réduire son développement. Et c’est pour ça que nous on se bat contre les DRM, qu’on considère comme étant des freins à l’usage du numérique, voire même des contrôles des usages. Aujourd’hui vous achetez un livre papier, vous rentrez chez vous. Vous en faites ce que voulez. Vous lisez de la première page à la dernière comme vous voulez. Vous pouvez le relire autant de fois que vous voulez. Vous pouvez le prêter si vous voulez. Alors, va le contrôler cet usage. Sauf qu’avec le numérique, la nouvelle version, via une liseuse, ces usages peuvent être contrôlés. Parce que ça devient du numérique.

Céline Develay Mazurelle : Mais en quoi tout ça concerne ACTA ?

Frédéric Couchet : ACTA en fait sacralise ce principe de DRM, en disant en gros : les DRM c’est bien, leur protection juridique c’est bien, donc continuez, États membres, à protéger juridiquement les DRM.

Céline Develay Mazurelle : DRM ça veut dire quoi ?

Frédéric Couchet : Alors officiellement ça veut dire Digital Right Management, gestion des droits numériques, mais nous on appelle ça des menottes numériques, ou des dispositifs de contrôle d’usage, parce que le but c’est pas de gérer les droits numériques, le but c’est de contrôler l’usage privé. De monétiser chaque usage. Là où nous, le logiciel libre — en fait pour moi un logiciel libre, comme je le dis de temps en temps, c’est l’incarnation républicaine de notre devise : « Liberté, Égalité, Fraternité ». C’est des libertés, c’est à dire que vous avez le droit d’utiliser le logiciel, d’en faire des copies, d’étudier son fonctionnement, et de le modifier. Chacun à les droits : donc l’Égalité. Et la Fraternité, parce que finalement c’est un monde de partage. Qui n’exclut pas le marchand. Vous avez ici par exemple des gens qui manifestent, qui travaillent dans des entreprises qui font du service autour du logiciel libre, de l’installation, de la maintenance ou autre. Donc ça n’exclut pas le marchand. Au contraire, le libre a démontré qu’on pouvait, à partir de quelque chose qui est librement partageable, avoir un côté non marchand et un côté marchand.

Céline Develay Mazurelle : Mais peut-être pas aussi marchand que certains le voudraient…

Frédéric Couchet : Alors peut-être pas aussi marchand que certains le voudraient…

Céline Develay Mazurelle : C’est peut-être une histoire d’échelle finalement ?

Frédéric Couchet : Évidemment, on ne devient pas forcement milliardaire en faisant du logiciel libre. Mais en même temps, qu’est-ce qui est important ? C’est que un ou deux deviennent milliardaires ? Ou c’est que l’ensemble de la population ait accès à l’informatique, de façon libre, en fonction de ses besoins, et soit surtout maître de son informatique. C’est ça l’essentiel. Donc il faut se battre pour que le traité soit repoussé, mais il ne faut pas croire que derrière c’est fini. Parce que derrière ils vont revenir. Donc derrière, ce qu’il faut, c’est pousser les politiques, comme je le dis, à réellement mettre tout sur la table, pour avoir une réforme positive du droit d’auteur, qui tienne compte à la fois des intérêts, évidemment, des producteurs enfin des artistes, des auteurs etc, mais aussi des consommateurs et des libertés fondamentales. Et changer leur optique. C’est-à-dire, jusqu’à maintenant, leur optique c’est quand même de donner la priorité aux auteurs, sous prétexte que seul un droit d’auteur fort permet la création. Ce qui est idiot.

Céline Develay Mazurelle : Karel De Gucht, bonjour.

Karel De Gucht : Ce qui m’étonne un peu dans toute la discussion de ce traité depuis quelques temps, c’est qu’on continue à dire des choses qui ne sont pas vraies. Et je ne comprends pas pourquoi on continue.
Céline Develay Mazurelle : Comment se fait-il qu’il y ait autant de pays européens qui refusent de le ratifier ?

Karel De Gucht : C’est très intéressant que vous posiez cette question…
Sandrine Bélier : Ce dossier, c’est aussi ça, la vraie leçon. C’est que il y a eu une mobilisation remarquable des citoyens. Il y a eu une action de lobby citoyen. Faudra vraiment retenir ça. Ils ont joué les mêmes règles du jeu que jouent les lobbies industriels, en passant des coups de fil, en envoyant des mails, en mobilisant leur élu. Et ça, rien que ça, faudra vraiment garder ça dans l’histoire et dans la méthode. Après, si on rejette ACTA, il y a d’autres textes qui sont en préparation, il y a des choses qui se discutent, j’entendais que dans le G20, G8, on parlait d’un ACTA 2. Dans le domaine des libertés numériques, on est, c’est vrai, sur ces dernières années, pour les défenseurs des libertés numériques, on est très souvent en réaction et en défensive, oui. Mais il va falloir qu’on soit très très offensifs en terme de propositions. Et on y travaille.

Jérémie Zimmermann : Nos propositions sont matérialisées aujourd’hui dans le livre de Philippe Aigrain qui s’appelle Sharing qui a été publié aux éditions Amsterdam University, qui est disponible en téléchargement libre sur Internet évidemment, et qui explique comment et pourquoi le partage entre individus sans but de profit, est favorable à la diversité culturelle, avec des chiffres à l’appui et des études économiques assez impressionnantes, et qui explique qu’il faut légaliser ce partage sans but de profit, et propose également des nouveaux modes de financement mutualisés, un peu à l’image de ce qui avait été fait avec la cassette vierge dans les années 80, où les industries ont un moment tenté d’interdire la cassette vierge, et d’interdire l’enregistreur. Et les débats à l’Assemblée Nationale en 85 étaient très clairs, sur tous les bancs, les députés disaient : « ça impliquerait de mettre un flic dans chaque enregistreur donc on va pas le faire. Donc on va légaliser l’enregistrement sur cassette et en échange on mettra une compensation sur la vente des cassettes vierges, des supports vierges ». Cette redevance pour copie privée, qui est encore très active aujourd’hui — sur un dvd vierge, je crois que la redevance c’est 3 fois le prix du dvd lui même — est un moyen, indirect, de financer la création. Parce que ce que dit Philippe, et il est pas le seul, dans son ouvrage Sharing, c’est qu’un tel mode de financement mutualisé de la création pourrait être mis en œuvre au sujet du partage des œuvres sur Internet. Alors ça c’est une de nos propositions, le reste a été détaillé dans des notes que l’on a distribué aux eurodéputés pendant le vote de l’ACTA, et dans les semaines qui viennent, nous allons publier d’autres documents sur le sujet.

Michel Barnier : Quand on parle de compétitivité, d’emploi, de croissance, c’est évidemment, pour les entreprises, petites ou grandes, absolument fondamental que leurs inventions soient protégées, qu’elles ne soient pas volées, qu’il n’y ait pas de contrefaçon, qu’on protège la création et les emplois qui s’attachent à la création.

Céline Develay Mazurelle : Dans l’argumentaire des partisans d’ACTA, on avance souvent l’emploi. Michel Barnier, le Commissaire européen au Marché interieur, lui avance les chiffres de 1,4 millions environ de PME en Europe qui seraient touchées, a priori, par le piratage, puisqu’elles travaillent dans l’industrie du disque, du livre, ou du cinéma. Ce qui représenterait environ 8,5 millions d’emplois susceptibles d’être affectés, justement, dit-il, par le piratage. En quoi est-ce qu’on peut blâmer une démarche qui viendrait protéger, non seulement les droits d’auteur, mais aussi les emplois qui sont eux-même protégés par un système effectivement répressif, en tout cas très protecteur des droits d’auteur.

Jérémie Zimmermann : Alors on peut blâmer l’utilisation permanente de ce chantage à l’emploi, où quand une mesure est inacceptable par l’opinion publique, on dit : « oui, mais c’est pour l’emploi ». Les lobbyistes emploient toujours cette tactique de dire : « Si vous votez pas tel et tel texte, nous on supprime 15 000 postes, et on vous met dans une situation politique difficile ». On peut blâmer l’instrumentalisation politique de ce chantage à l’emploi. Ensuite, c’est chiffres contre chiffres. Il y a une étude Mc Kinsey qui a changé la vision que se faisait Nicolas Sarkozy d’Internet en cours de mandat, où pour lui, pendant 3 ans et quelques, Internet c’était un Far West qu’il fallait civiliser, une zone de non-droit, etc. Et il a reçu cette étude sur son bureau qui montrait qu’Internet c’était 10% de la croissance en France. Et j’ai vu ces chiffres à l’échelle européenne : Internet c’est 10% de la croissance en France, mais en parlant juste des entreprises directement liées à Internet. Ensuite, il faut ajouter ce qu’Internet apporte à toutes les autres entreprises. Et dire : « on va protéger les emplois en poussant ces mesures répressives qui ont pour but de laisser sous contrôle de ces petites industries la capacité de copier de l’information », alors que chacun a dans sa poche un appareil qui, des milliers de fois par seconde, est capable de copier des albums entiers, c’est baser ces modèles économiques sur la faculté de réaliser des copies, sur le monopole de la distribution des copies, c’est un suicide. Et on voit que les industries du disque, du film, et du jeu vidéo qui se portent plutôt bien, sont celles qui innovent avec des modèles basés sur autre chose. Des modèles basés sur l’accès, basés sur le service, basés sur la recommandation, basés sur des objets à valeur ajoutée. Et on voit également que les budgets pour la culture moyens des français sont en augmentation. Et sont en augmentation quand on prend le cinéma et la musique, mais si l’on ajoute le jeu
vidéo — qui aujourd’hui dirait que le jeu vidéo ne fait pas partie de la culture, j’aimerais le recontrer et en parler avec lui — quand on ajoute le jeu vidéo, ces dépenses culturelles sont en explosion depuis 10 à 15 ans. Donc dire que Internet tue la culture, Internet tue les artistes, c’est juste faux. Donc dire qu’à la base il y a quelque chose à sauver, cela mérite un petit peu plus de recherches, un petit peu plus de preuves avant de se lancer dans des aventures répressives nuisibles pour les libertés individuelles, comme l’ACTA ou la révision IPRED.

Sandrine Bélier : On a vraiment deux visions de la culture, de l’accès au savoir qui s’opposent et qui se reflètent dans ce traité. Et les auteurs de ce traité et ceux qui le défendent voient Internet comme un supermarché. Et puis ceux qui s’y opposent, c’est mon cas, voient Internet comme un nouvel espace de démocratie, comme un nouvel espace d’échange. Et le prétexte de la préservation des droits d’auteurs tel qu’on a pu l’entendre – et c’était le même débat avec HADOPI. On nous dit : « on réglemente Internet parce qu’on pille et on va réduire à néant la culture, les artistes. C’est du vol. Tous des pirates ! Tous des voleurs ! ». On a un certain nombre d’études qui nous démontrent aujourd’hui que les personnes qui téléchargent sont les plus gros consommateurs de culture. C’est-à-dire que ces personnes qui téléchargent vont être celles que l’on va retrouver dans les théâtres, dans les concerts. Et puis même au-delà l’année dernière, puisque les majors du cinéma sont les premières à monter au créneau, les deux dernières années ont été, en France notamment, les années les plus fructueuses en termes de fréquentation des salles de cinéma. Les citoyens, les consommateurs, quant ils ont le choix, ils paient. Il y a beaucoup de téléchargement qui se fait parce que l’offre légale n’est pas disponible. On a eu un modèle de développement culturel, notamment dans le domaine de la musique, du cinéma et de la littérature. Et il faudrait vraiment séparer ces trois domaines parce qu’ils ne se traitent pas de la même manière. C’est aussi le souci avec ce traité ACTA qui met tout dans le même panier. On ne traite pas de la même manière les biens matériels et les biens culturels, les biens immatériels. On a une industrie, parce que c’est son nom, une industrie culturelle qui ne veut pas changer de modèle, qui ne s’y est pas pris suffisamment tôt, qui refuse d’imaginer et de considérer qu’Internet est un nouveau support. Et que ça suppose donc de fait qu’il y ait un changement en termes notamment de production et des coûts, qui sont réduits, et une répartition qui soit du coup différente. Donc c’est vrai qu’Internet nous invite, et c’est l’une des choses que l’on porte avec les écologistes européens à revisiter totalement d’une part les sociétés de droit d’auteur. C’est une de nos demandes. Et à revisiter les droits d’auteurs d’une manière générale et la marge, ce qui revient véritablement aux auteurs, aux artistes. Parce qu’avec Internet, les coûts du support étant réduits, on pourrait imaginer — en tout cas c’est notre souhait — que les artistes sur les marges puissent bénéficier d’une rétribution beaucoup plus importante que celle qu’ils connaissent aujourd’hui.
Moi j’aime beaucoup une image que m’avait donné Richard Stallman, qui se bat contre cette sémantique de propriété intellectuelle, il me disait : « Sandrine, j’ai deux bonbons. Je t’en donne un. Il ne m’en reste qu’un. J’ai une idée. Je te la donne. Je ne perds pas mon idée. Elle va se développer, elle va grandir, elle va s’enrichir ». Internet peut nous permettre ça. C’est un enrichissement général de l’ensemble de la population. C’est permettre ça. Et on est pas du tout, aujourd’hui, engagés vers ça. Avec un livre matériel vous pouvez le lire, vous pouvez le prêter, vous pouvez l’offrir, vous pouvez le relire quelques années plus tard. Là on est en train de développer le livre numérique à usage unique. Vous ne pouvez pas le prêter. Vous ne pouvez pas le relire dans un certain nombre de cas. C’est de la marchandisation. On est en train de marchander l’immatériel. On a eu l’ère des manufactures où un certain nombre d’entreprises, de multi-nationales ont fait de l’argent ou font encore de l’argent par la production de biens matériels. On a connu l’ère, qui j’espère est en train de voir sa fin, qui est l’ère financière où c’est l’argent qui produit de l’argent — on marche sur la tête — et j’ai le sentiment qu’il y a un certain nombre de multi-nationales qui sont en train de préparer une troisième ère qui est l’économie de la connaissance. Comment faire de l’argent avec la connaissance alors même que c’est la responsabilité du politique de garder la connaissance, la culture dans le champ public et dans le champ de l’intérêt général. C’est vrai qu’aujourd’hui on mesure la richesse, les capacités de développement d’un état par le PIB (Produit Intérieur Brut) avec des indicateurs qui sont uniquement économiques et financiers, alors même que la richesse d’un État, sa capacité de développement tient énormément dans l’éducation, dans l’accès à la culture, dans la capacité de création et dans l’accès à Internet dès lors qu’on considère, ce qui est mon cas, qu’Internet est une opportunité, pour permettre d’avantage d’accès à la connaissance et est un nouvel espace de démocratie.

Jérémie Zimmermann : Je pense que la France va continuer d’être le pays qui freinera des quatre fers pour que rien ne change. On l’a vu lors du vote au Parlement européen : sur les 39 pro-ACTA, 21 étaient des UMP français.

Céline Develay Mazurelle : Vous vous en êtes d’ailleurs fait l’écho sur Twitter, sur votre compte Twitter.

Jérémie Zimmermann : Mais bien sûr ! On s’est marré ! Ça ressemble au petit village d’Asterix qui résiste encore et toujours au 21ème siècle. Les français sont devenus le nid des talibans du copyright. Et on le voit dans tous les débats internationaux, même à l’OMPI. Dès qu’il est question par exemple d’un traité qui autoriserait les aveugles à convertir les livres eux-mêmes, à s’échanger eux-mêmes les livres au format lisible par eux…

Céline Develay Mazurelle : L’OMPI c’est l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle…

Jérémie Zimmermann : Dès qu’il s’agit de faire passer une mesure un petit peu progressive à l’OMPI, l’Europe monte au créneau et s’y oppose. Et derrière, la position de l’Europe c’est toujours la France, et parfois le Royaume-Uni, qui cristallisent l’opposition.
Extrait d’un journal radio : Les opposants à ACTA ont gagné, le Parlement européen a rejeté le traité de lutte contre la contrefaçon. Le texte qui prévoyait des mesures radicales, contre la piraterie par exemple, avait créé la controverse, il était jugé dangereux pour les libertés individuelles. Le rapporteur d’ACTA au Parlement salue la victoire écrasante du “non”.

Et donc si une réforme doit se faire, et on y compte bien, ça viendra peut-être des pays de l’est, ça viendra peut-être des Pays-Bas, ça viendra peut-être de la Scandinavie, ça viendra peut-être d’ailleurs en Europe, et peut-être que la France va se retrouver de plus en plus marginalisée, ostracisée sur ces questions là. Et en même temps, il n’y a pas de mystère, on a une industrie du cinéma qui est encore vivante et extrêmement puissante en terme de capacité d’action, la SACD c’est quelque chose comme 300 millions d’euros ou quelque chose comme ça par an…

Céline Develay Mazurelle : Alors ça c’est une société de répartition de droits d’auteurs.

Jérémie Zimmermann : Voilà. Il y a la SACEM, qui elle brasse ses 750 millions d’euros par an, il y a les 25% de la redevance pour copie privée qui sont consacrés à des actions dites de défense de la création, donc à des actions de lobbying. On a Vivendi-Universal qui est une des 4 majors qui a une partie de ses racines historiques en France. Donc il y a tout un paysage qui est assez particulier en France, qui fait que ces industries sont particulièrement puissantes ici, mais ça n’est clairement pas le cas dans le reste de l’Europe. Aussi, bien joué à Nicolas Sarkozy qui a réussi à placer le Commissaire européen pour la France, Michel Barnier, au poste Marché intérieur, qui s’occupe des questions du droit d’auteur… la boucle est bouclée.

Céline Develay Mazurelle : Donc si ça doit bouger, ça bougera pas de France.

Jérémie Zimmermann : Non je pense pas. Ça bougera peut-être, j’ai dit en Europe, pas vraiment au hasard, mais j’ai dit, la Pologne, les Pays-Bas, ou la Scandinavie, mais ça bougera peut-être au Brésil. Peut-être en Inde. Peut-être dans d’autres pays d’Amérique latine, d’Afrique, etc. On voit que le premier pays au monde à avoir adopté une loi sur la neutralité du net, c’est le Chili. Le deuxième a été les Pays-Bas, et le troisième, il y a quelques jours, a été le Pérou. Donc peut-être qu’au même titre que la position hégémonique de l’Europe et des États-Unis va commencer à fondre comme neige au soleil face aux pays émergeants et à la Chine, peut-être que l’influence politique sur ces question là également fondra. Mais le pendant de ça, c’est qu’il faudrait pas que ce soit la Chine ou la Russie, ou les pays comme ça qui imposent leur vision de ce que doit être la politique en matière d’Internet. Il faut que ce soit l’intérêt général, et les seuls aujourd’hui qui peuvent le défendre c’est les citoyens. ou éventuellement les Parlements.

Céline Develay Mazurelle : … qui les représentent.

Jérémie Zimmermann : En théorie.

[Fin du documentaire]

Ziad Maalouf : « Retour sur la bataille de l’ACTA », c’est un reportage que tu signes, Céline Develay Mazurelle. On comprend à l’écoute du sujet que les enjeux soulevés par le texte ACTA sont loin d’avoir pris fin avec le vote du Parlement européen. Je précise que nous avons cherché à donner la parole directement à des pro-ACTA, notamment au Commissaire européen Michel Barnier ou à la députée Marielle Gallo, qui n’ont pas donné suite.

Céline Develay Mazurelle : Alors d’autres textes portant sur le copyright, la propriété intellectuelle au niveau européen sont actuellement en chantier. En particulier sur le bureau du Commissaire européen au Marché intérieur, Michel Barnier, on trouve la révision très attendue de la directive de 2004, IPRED, qui porte sur la propriété intellectuelle, et qui devrait désormais cibler Internet. Alors beaucoup, comme La Quadrature du Net, s’inquiètent d’ailleurs d’y retrouver l’esprit répressif d’ACTA. Autre texte dans le collimateur des anti-ACTA, le traité CETA. Alors là il s’agit d’un traité commercial, actuellement négocié entre l’Europe et le Canada, et étonnamment , on y retrouve de nombreux paragraphes communs avec ACTA, comme le très contesté article 27 d’ACTA, qui pose le principe d’une collaboration des fournisseurs d’accès à l’Internet.

Ziad Maalouf : Fournisseurs qui seraient censés collaborer avec les ayants droit, et leur donner des informations sur des personnes soupçonnées de violer les droits d’auteurs.

Céline Develay Mazurelle : Oui, on y retrouve le même flou juridique et le même danger de filtrage et d’atteinte à la neutralité du net.

Ziad Maalouf : Les anti-ACTA ont quant à eux toutes sortes de propositions alternatives, on en a entendu certaines dans l’émission, et vous pourrez en retrouver d’autres sur l’atelier des médias, dans le billet qui accompagne la version longue de ce reportage. Merci Céline.

Céline Develay Mazurelle : Merci Ziad.

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