Health Data Hub : du fantasme de l’intelligence artificielle à la privatisation de nos données de santé

Posted on


Projet central du « Plan national pour l’intelligence artificielle » (surnommé « AI for humanity« ), le « Health Data Hub » (HDH) est un projet visant à centraliser l’ensemble des données de santé de la population française. Il est prévu que le HDH regroupe, entre autres, les données de la médecine de ville, des pharmacies, du système hospitalier, des laboratoires de biologie médicale, du dossier médical partagé, de la médecine du travail, des EHPAD ou encore les données des programmes de séquençage de l’ADN [1].

Le HDH se substitue à une structure existante, le Système National de Données de Santé, avec deux principales modifications : un large élargissement des données collectées et un accès facilité, en particulier pour le secteur privé (GAFAM, « medtechs », startup, assureurs…), à ces dernières. A noter que les décrets officialisant les critères de sélection des projets ayant accès aux données ne sont toujours pas parus. Son objectif est donc, via leur centralisation, de faciliter l’utilisation de nos données de santé par le plus grand nombre d’acteurs de manière à, selon ses promoteurs-rices, « faire de la France un pays leader de l’intelligence artificielle » [2].

Ce projet, mené sans réelle concertation publique, est au centre de nombreuses controverses. Le choix du gouvernement de confier son hébergement à Microsoft, dans l’opacité la plus totale et malgré un avis particulièrement sévère de la CNIL, a soulevé de nombreuses protestations. Alors même que les critiques s’intensifiaient, le gouvernement a profité de l’état d’urgence sanitaire pour accélérer son développement, décision qui fut attaquée en justice par le collectif Interhop. Edward Snowden lui-même a pris position contre ce projet en dénonçant une capitulation du gouvernement devant « le cartel du Cloud ».

Sans remettre en question le droit à l’accès aux données médicales à des fins de recherche publique, ce texte se propose d’interroger les ressorts idéologiques du HDH et la vision du système de santé qu’il traduit, en l’inscrivant dans le contexte plus large de l’utilisation grandissante des techniques d’Intelligence Artificielle (IA) dans notre société. En effet, du système éducatif et social à la justice, en passant par la police, l’agriculture ou la santé, aucun domaine n’est aujourd’hui épargné. Alors que l’introduction de cette technologie est présentée comme inéluctable, et le recours à celle-ci comme intrinsèquement un progrès, les risques associés à son recours à outrance dans nos sociétés sont nombreux : déshumanisation [3], perte d’autonomie [4], usage contre les intérêts des patients, et, comme souvent lors de la création de nouvelles bases de données, une surveillance accrue [5]…

Aux origines du HDH : le rapport Villani ou l’IA fantasmée

La création du HDH fut initialement proposée dans le rapport Villani, publié en 2018. C’est sur la base de ce dernier que s’est construite la stratégie gouvernementale en matière d’IA.

Sa lecture permet d’appréhender la vision que se fait l’État des enjeux posés par l’IA, son positionnement par rapport à ces derniers et les risques que cette politique implique en terme de protection des données personnelles, tout particulièrement dans le domaine de la santé.

L’IA : « Une chance inouïe d’accélérer le calcul réservé à Dieu »

C’est en ces termes[6] qu’Emmanuel Macron, évoquant la philosophie de Leibniz[7], introduit le discours qu’il prononce à l’occasion de la publication du rapport Villani. L’IA, ajoute-t-il, « nous donnerait la capacité de réaliser nous-mêmes » le calcul du « meilleur des mondes possibles » que le philosophe réserve à Dieu. Selon lui, grâce à cette technique, nous serons bientôt en mesure de « parcourir beaucoup plus rapidement les chemins du malheur pour choisir le bon chemin […] plus tôt et […] plus rapidement » [6].

On retrouve ici toute la fascination exercée par les technologies, et l’informatique en particulier, sur nos dirigeant-e-s. Pour Jacques Ellul [8], ce sont d’ailleurs les politiques qui « paraissent plus que tous autres fascinés par cet instrument fabuleux », parce qu’ils-elles se trouvent « enfin maître(s) d’un instrument d’une puissance absolue » grâce auquel « tout va devenir possible ».

Après l’informatique, c’est donc à l’IA d’entretenir le mythe d’une technologie révolutionnaire et salvatrice. Comme l’écrivait André Vitalis en 1981 [9], l’IA et l’informatique sont des domaines si vastes que « dès lors, toutes les spéculations sont possibles, et à la place d’une appréciation raisonnée des possibilités de la machine, on est en présence d’une croyance à priori, en un pouvoir assez général ». Il ajoute à ce sujet que « ceci définit parfaitement une croyance magique ».

Une politique au service de finalités impensées

Cette fascination de nos dirigeant-e-s pour l’IA les empêche de prendre le recul nécessaire pour penser l’intégration de cette technique au sein d’un projet politique. Le rôle de l’Etat se limite à mettre tous les moyens à sa disposition pour préparer la France à « la révolution promise par l’IA », la faciliter, et ce, sans jamais questionner ni ses finalités ni ses moyens.

Ainsi, le rapport Villani plaide pour une véritable « transformation de l’Etat » et préconise d’adapter tant la commande publique que nos lois ou l’organisation de nos systèmes de santé et éducatif afin de lever les « freins » au développement de l’IA, « libérer la donnée » et « faire émerger une culture commune de l’innovation » [10]. Le cœur du rapport s’attache uniquement à préciser les actions à réaliser pour que la société s’adapte aux besoins techniques de l’IA.

Dans le même temps, la question de la limitation et de l’encadrement des usages de cette technologie y est quasi absente, tout comme la définition d’objectifs précis auxquels pourraient répondre une politique publique centrée autour de quelques grands projets de recherche publique. Ceux affichés par le « plan national pour l’IA » sont au contraire très vagues : permettre à la France de trouver une place parmi les « leaders » de ce domaine, ou encore « construire la véritable renaissance dont l’Europe a besoin » [6]

Il s’agit dès lors pour le pouvoir, non pas de questionner l’IA, mais de trouver de quels avantages dispose la France pour concurrencer les puissances dominantes (GAFAM, États-Unis, Chine) dans ce domaine. En se plaçant dans une logique concurrentielle, l’État embrasse implicitement le modèle défini par ces dernières et soustrait au débat public le choix de nos orientations technologiques.

Nos données de santé : un « avantage compétitif »

Les implications de ce choix vis-à-vis du HDH apparaissent rapidement. Comme Cédric Villani le précise [10] : « La situation actuelle est caractérisée par une asymétrie critique entre les acteurs de premier plan – les GAFAM […] – qui ont fait de la collecte et de la valorisation des données la raison de leur prééminence ; et les autres – entreprises et administrations – dont la survie à terme est menacée » .

Dans cette course à l’IA, l’État semble aujourd’hui dépassé par les GAFAM et les prodigieuses quantités de données qu’elles ont accumulé. A un tel point que Cédric Villani juge son existence mise en péril…

Toutefois, le rapport Villani se veut rassurant : si « le premier acte de la bataille de l’IA portait sur les données à caractère personnel » , et a été « remportée par les grandes plateformes » , le second acte va porter sur les « données sectorielles », dont le secteur de la santé est un parfait exemple. Or « c’est sur celles-ci que la France et l’Europe peuvent se différencier ».

Comment ? Grâce aux données à disposition de l’Etat français : celles collectées pour le développement de la sécurité sociale [11]. Comme l’explique clairement Emmanuel Macron : « Nous avons un véritable avantage, c’est que nous possédons un système de santé […] très centralisé, avec des bases de données d’une richesse exceptionnelle, notamment celle de l’Assurance-maladie et des hôpitaux ».

Tout est dit : pour que la France trouve sa place sur le marché de l’IA, l’État doit brader nos données de santé.

Un système de santé déshumanisé

Si le HDH est donc présenté comme un moyen de permettre à notre industrie nationale de « jouer un rôle de premier plan au niveau mondial et concurrencer les géants extra-européens » [10], il s’inscrit dans une vision plus globale d’un système de santé toujours plus quantifié et automatisé. Le rapport Villani permet en effet d’en cerner les contours : un système médical transformé pour être mis au service de l’IA, le recul des rapports humains, une médecine personnalisée basée sur l’exploitation à outrance de données personnelles et le transfert de la gestion de nouveaux pans de notre vie à des algorithmes opaques et privés.

« Hospital as a Platform » : Le corps médical au service de l’IA

L’ « Hospital as a Platform »[10], c’est ainsi que l’hôpital est désigné par le rapport Villani. Les lieux de soins y sont perçus comme de simples plateformes de données, des fournisseurs de matières premières pour les algorithmes des « medtechs ». Au delà de la violence d’une telle vision de notre système de soin, « producteur de données » [10], cela entraîne des conséquences directes tant pour le corps médical que pour la pratique de la médecine.

Puisque « les données cliniques renseignées par les médecins sont des sources d’apprentissage permanentes des IA », il devient « nécessaire que les professionnels de santé soient sensibilisés et formés pour encoder ces informations de manière à les rendre lisibles et réutilisables par la machine » [10].

Ainsi, jusqu’à présent, les soignants produisaient majoritairement des informations destinées à d’autres soignant-e-s et/ou patient-e-s. La quantification de chaque soin, introduite par la réforme de la T2A (tarification à l’activité) en 2003, avait déjà radicalement changé le rapport du soignant-e à la patient-e, tout en impactant les décisions médicales. Mais aujourd’hui c’est désormais l’ensemble de la production du personnel médical qui sera destiné à la machine. En inscrivant les relations patient-e/soignant-e dans des processus de rationalisation et de normalisation informatique, c’est le système lui-même que l’on déshumanise.

On renforce par ailleurs la charge de travail et les contraintes bureaucratiques du personnel médical, transformé à son tour en « travailleur-se du clic » pour reprendre l’expression d’Antonio Casilli [16], deux préoccupations au centre des récents mouvements de protestations [13] dans les milieux hospitaliers.

Marchandisation des données de santé

La stratégie gouvernementale prévoit la mise en place d’incitations fortes de manière à ce que le corps médical accepte ce changement de paradigme. Plusieurs pistes sont avancées :

Le rapport de préfiguration du HDH [14] indique par exemple que « les financements publics devraient être systématiquement conditionnés à la reconnaissance et au respect du principe de partage ». Un établissement médical refusant de partager les données de ses patient-e-s avec le HDH pourrait ainsi se voir ainsi privé de fonds.

Mais le coeur de la stratégie se veut plus doux. Il repose sur la rémunération des producteurs de données (hôpitaux, Ehpad, laboratoires…) par les utilisateurs-rices du HDH. Car comme le précise la mission de préfiguration, nos données de santé ont « un fort potentiel de valorisation économique » qui « se concentre principalement autour des industriels de santé, laboratoires pharmaceutiques et medtech » [14]. Ce que propose ainsi le rapport de préfiguration du HDH n’est rien de moins qu’une marchandisation de nos données de santé.

La mission de préfiguration rappelle par ailleurs qu’il sera nécessaire de « procéder à la large diffusion d’une culture de la donnée », afin de lever les freins culturels au développement de la technologie. Cette culture devra être infusée tant au niveau des responsables médicaux que des patients eux-mêmes. Et d’ajouter : « N’attendons pas d’être souffrants pour épouser cet état d’esprit » [14] …

Aujourd’hui pourtant, cette « culture de la donnée » française et européenne repose sur plusieurs textes tels la loi informatique et libertés de 1978 ou le RGPD (2018), qui visent au contraire à protéger cette donnée, et particulièrement la donnée de santé, dite « sensible » au même titre que l’orientation politique ou sexuelle. Maintenant que le contexte technique permet une analyse extrêmement pointue de ces données, il faudrait donc cesser de la protéger ?

« Deep Patient » : Du smartphone aux laboratoires d’analyses médicales

Pour Cédric Villani, les capteurs individuels de santé permettraient de participer à l’amélioration des outils d’IA, glissant vers une médecine individualisée à l’extrême, se basant sur la collecte d’une quantité toujours plus importante de données personnelles. Une médecine dans laquelle, selon lui, « le recueil des symptômes ne se fait plus seulement lors de la consultation de son médecin, mais à travers un ensemble de capteurs intégrés à l’individu (objets de « quantified self », apps de santé sur le smartphone, véritable « laboratoire d’analyses médicales distribuées ») ou à son environnement » [10].

Ce qu’évoque ici le rapport Villani, c’est le rêve d’une mesure de chaque aspect de notre vie (sommeil, alimentation, activité physique…), idéologie portée par le mouvement né aux Etats-Unis dit du « quantified self » [15]. Rêve accessible grâce à ces smartphones à qui incombe la responsabilité de collecte des données. Il est ainsi précisé que le « suivi en temps réel du patient et des traces qu’il produit » permet de « retracer une image précise du patient », constituant ce que le rapport désigne par l’expression de « deep patient » [10].

Le modèle proposé est donc celui de la délégation de notre système de santé à des applications se basant sur des algorithmes développés par le secteur privé, grâce aux données du HDH. La consultation de FAQ remplace petit à petit les consultations médicales, trop onéreuses et inefficientes, pendant qu’un avatar électronique remplace la médecin de famille.

Aucun recul n’est pris par rapport aux risques qu’engendre une privatisation croissante de notre système de santé. Aucune critique n’est faite du modèle économique des GAFAM basé sur la prédation des données personnelles. Il s’agit au contraire pour l’état d’accentuer le mouvement initié par ces derniers, de les concurrencer.

Se dessine alors une médecine personnalisée à l’extrême, atomisée, où la machine est reine et les interactions avec le corps médical marginalisées. Une médecine dans laquelle les questions collectives sont poussées en arrière plan et dans laquelle des pans entiers de notre système de santé sont délégués au secteur du numérique.

Conclusion

Nous refusons que nos données de santé soient utilisées pour la construction d’une médecine déshumanisée et individualisée à l’extrême. Nous refusons qu’elles servent à l’enrichissement de quelques structures privées ou à l’apparition de GAFAM français du domaine de la santé. Nous refusons qu’elles participent à l’avènement d’une société du « Quantified Self » dans laquelle la collecte de données personnelles de santé serait favorisée et valorisée. Nous refusons enfin une société où notre système de soin deviendrait un auxiliaire au service de technologies dont la place n’a pas fait l’objet d’un débat public.

Nous demandons donc :

– L’arrêt du développement du HDH, dans l’attente d’une remise à plat de ses objectifs et son fonctionnement ;
– L’arrêt du contrat d’hébergement conclu avec Microsoft ;
– Un changement de paradigme faisant de l’accès aux données de santé de la population française par le secteur privé l’exception plutôt que la norme.

[1]: Pour une liste exhaustive, se reporter à la Partie 5 « Patrimoine de Données » du Rapport de la mission de préfiguration du HDH : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/181012_-_rapport_health_data_hub.pdf
[2]: https://www.aiforhumanity.fr/
[3]: Les films « Moi, Daniel Blake » ou « Effacer l’historique » offrent une belle, et triste, illustration d’un système social informatisé et bureaucratisé jusqu’à en perdre toute humanité
[4]: Voir à ce sujet « La liberté dans le coma » du Groupe Marcuse/ Sushana Zuboff
[5]: Voir à ce sujet le projet Technopolice: www.technopolice.fr
[6]: Discours prononcé le 29 mars 2018 par Emmanuel Macron à l’occasion de la publication du rapport Villani accessible ici
[7]: Macron évoque ici les réflexions de Leibnitz, philosophe du dix-septième siècle autour de la question suivante: « Si Dieu est omnibénévolent, omnipotent et omniscient, comment pouvons-nous rendre compte de la souffrance et de l’injustice qui existent dans le monde? » (citation wikipedia)
[8]: Lire à ce sujet le chapitre préliminaire du livre ‘Informatique, Pouvoir et Libertés’ d’André Vitalis et sa préface écrite par Jacques Ellul
[9]: « Pouvoir et Libertés », André Vitalis, Chapitre préliminaire,
[10]: Rapport Villani, accessible ici p.196
[11]: Sur le développement conjoint, et les besoins en matière de collecte de données, de l’état policier et de l’état providence, voir « La liberté dans le Coma », p57-75
[12]: Sur le concept de « travailleurs du clic », voir le livre « En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic » d’Antonio Casili.
[13]: Voir par exemple cet article de Libération ici
[14]: Mission de préfiguration du HDH. Rapport disponible ici
[15]: Pour plus de détail sur ce mouvement, voir la page wikipedia ainsi que le chapitre 7 du livre « To Save Everything, Click Here: The Folly of Technological Solutionism » d’Evgeny Morozov.
[16]: Voir « En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic. » d’Antonio A. Casilli.